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Les médias indépendants en RFY 

Où se trouve la société civile ?

Anne Madelain
Le Courrier des Balkans

9 mai 99

 

Comment peut-on en Europe, à l'heure du satellite et de l'Internet, encore contrôler de façon absolue son opinion publique ? Ce serait apparemment le paradoxe du régime de Milosevic qui utilise vis à vis des médias les méthodes les plus brutales de répression et de manipulation alors qu'une société de l'information, moderne, tentait de naître. On pourrait même dire qu'en Serbie en 1997 jusqu'à l'automne 98, les médias non contrôlés directement par le pouvoir d'état étaient assez nombreux et bien répartis sur le territoire.

Cependant, le nationalisme et plus encore la guerre (en Croatie et Bosnie puis maintenant au Kosovo) faussent la donne : à côté du conflit entre un pouvoir politique qui veut maintenir son emprise sur le peuple et utilise les médias, réprimant les récalcitrants, les problèmes identitaires traversent l'opinion de façon beaucoup plus diffuse et générale : lorsque l'identité collective est en jeu, les médias " indépendants " ont souvent du mal à éviter les réflexes identitaires et à assurer le pluralisme. La guerre ne fait que renforcer le phénomène et si la guerre se nourrit de propagande, la propagande se nourrit aussi de la guerre. L'isolement que connaît cette zone depuis dix ans n'a pas non plus permis de développer assez de solidarités avec le monde extérieur pour sortir du cercle vicieux de la culture du ghetto.

A la fin des années 80, à la faveur de l'effritement du régime communiste, un début de pluralité avait fait son apparition dans les médias publics, certains étant même privatisés. Radios, journaux et même chaînes de télévision locales qui tentent de prendre des distances avec la ligne politique du pouvoir, voient timidement le jour. Ces initiatives sont pourtant rapidement marginalisées dans le contexte de la guerre qui éclate en juillet 1991. A partir de 1996, les médias indépendants sortent de nouveau des cercles étroits des milieux d'opposition urbains, se développent en province, s'organisent en réseaux : nous sommes après les Accords de Dayton et la guerre en Bosnie… l'essor des radios, télévisions privées, de la presse écrite marque l'espoir d'un changement. Cependant le déclenchement des hostilités au Kosovo puis la nouvelle loi sur l'information d'octobre 98, la plus répressive depuis 150 ans en Serbie, permettent au régime d'attaquer de front toute voix libre.

Alors qu'en mars 1999 la proclamation de l'état de guerre à la suite des premiers bombardements de l'OTAN a raison en Serbie des derniers médias indépendants survivants, on découvre que le Monténégro se distingue radicalement du grand frère serbe. Paradoxalement, c'est dans cette République plus archaïque, paysanne et traditionnelle, que la liberté d'expression perdure : ne diffusant plus la télévision d'état serbe depuis 1997, ayant adopté une loi libérale sur la presse, accueillant journaux serbes interdits puis journalistes étrangers expulsés de Serbie, il se veut un dernier refuge, mais jusqu'à quand ?

 

Premiers espaces de liberté

 

Si le système du parti unique disparaît théoriquement en 1991-92, les partis qui lui succèdent sous le contrôle absolu de Milosevic, exercent sur la presse et les médias en général une forte pression surtout pendant le conflit en Croatie et en Bosnie (1991-1995).

Durant cette période, la répression frappe surtout les médias kosovars (grâce à l'état d'urgence instauré dans la province) et les médias électroniques ; ainsi la Radio Télévision Belgrade (RTB) absorbe en juillet 1991 les deux radios télévisions publiques des ex-provinces autonomes de Voïvodine et du Kosovo. De larges purges sont effectuées dans le personnel. RTB devenue RTS (Radio Télévision de Serbie), l'agence de presse yougoslave officielle Tanjug, le groupe de presse Politika, seront de 1991 à 1995 des machines de propagande au service du pouvoir et de la cause nationale. Et c'est donc la télévision pourtant autrefois plus " yougoslave " que la presse écrite, car en constante collaboration avec les chaînes des autres républiques, qui devient le symbole de la propagande nationaliste. Une seule chaînes de télévision tente de prendre des distances vis à vis de la ligne politique du pouvoir : il s'agit de Studio B. Emettant sur Belgrade et liée à l'origine au groupe de presse Borba, elle subit pourtant une première purge au début de la guerre en Bosnie (1992). Pour partie propriété de la ville de Belgrade, la chaîne ne se libéralisera de nouveau qu'après la victoire de l'opposition aux élections municipales de 96.

Des journalistes évincés des médias publics se lancent alors dans la création de journaux, agences de presse et radios " indépendants " (soit privés soit encore en coopérative) dans des conditions économiques et politiques très précaires.

Ainsi une petite station de radio devient de plus en plus populaire dans la capitale : B 92. Crée à Belgrade en 1989 au sein d'une organisation de jeunesse puis privatisée, cette station prend de l'importance en 1992 en accueillant les journalistes écartés de studio B. Peu à peu et bien que toujours malmené par le régime, B 92 devient un des médias indépendants les plus actifs en Serbie et sera également dès 1993 à l'initiative d'un système de coopération et d'échange entre radios puis télévisions locales : ANEM, réseau des médias électroniques indépendants.

La presse écrite indépendante compte aussi quelques pionniers en Serbie, dont Vreme ("le Temps "), fondé en 1990 par des journalistes issus du groupe de presse public Politika, publication qui veut prendre modèle sur les magazines américains Times et Newsweek et sait attirer les meilleurs journalistes du pays. Notons encore Republika, bimensuel fondé à la fin des années 80 par des intellectuels proches des cercles anti-guerre et du Forum Civique, et qui malgré sa diffusion restreinte, est une référence de l'intelligencia belgradoise.

Pourtant un seul quotidien réellement indépendant arrive à s'imposer : Nasa Borba (" Notre Combat "). D'abord appelé Borba (" le combat "), ce quotidien yougoslave fondé en 1922, journal du Parti communiste, devient " indépendant " en 1992 et sera définitivement privatisé en 1996. Sérieusement attaquée en 1994 par le pouvoir qui lui conteste le titre historique de Borba, la publication résiste pourtant et se nomme désormais Nasa Borba . C'est un quotidien intellectuel plutôt d'orientation libérale, pro occidentale.

 

Au Monténégro, les débuts des médias indépendants datent également à la fin des années 80 et leurs effectifs s'enrichissent des journalistes victimes des purges dans les médias publics de 1991. Ils s'organisent autour d'un hebdomadaire Monitor, une radio locale Antena M et une petite agence de presse Montena fax.

Monitor, hebdomadaire proche du parti libéral, a largement et ouvertement dénoncé la guerre en Croatie et en Bosnie… Sujet à de nombreuses intimidations durant cette période, il acquière une reconnaissance publique avec la libéralisation au Monténégro en 1996 et reste très lu dans les grandes villes de Serbie. Antena M sera également très tôt un média de résistance à la guerre et pionnière dans la diffusion des programmes en serbo-croate des radios étrangères (BBC, Voice of America, RFI, radio Free Europe).

 

A la même période, le Kosovo voit avec le licenciement de tous les employés albanophones de la Radio-Télévision et son rattachement à RTS, la fin des médias électroniques en langue albanaise. En 1993, la mise sous tutelle par les autorités serbes du groupe de presse Rilindja (qui publie alors la majorité des journaux albanophones) signifie la fermeture d'une majorité de titres, seuls les hebdomadaires Kora et Zeri et le quotidien Bujku subsisteront. Tortures, arrestation de journalistes, asphixie économique de la presse albanophone sont le lot quotidien du Kosovo pendant toutes les années 90. La répression sera particulièrement forte entre 1991 et 1993, période pendant laquelle mêmes Koha et Zeri seront interdits.

Koha (" le Temps ") peut être considéré comme le plus indépendant des hebdomadaires kosovars indépendants. Attirant de jeunes journalistes, Koha Ditore est depuis ses débuts critique aussi envers la Ligue Démocratique du Kosovo (principal parti albanais avant la naissance de l'UCK). Sa circulation est bien sûr entravée comme c'est le cas pour tous les journaux en langue albanaise par les problèmes de distribution et les attaques constantes dont il est la cible. L'hebdomadaire Zeri (" la voix ") et le quotidien Bujku (" le paysan ") sont tous les deux plus proches de la LDK, Bujku n'ayant jamais obtenu d'enregistrement officiel. Zeri, Koha Ditore et Bujku diffusent dès l'origine une édition internationale destinée à l'immigration, qui leur permet de survivre financièrement.

 

Les débuts des médias pluralistes ont donc été entravés par la transformation du système communiste en régime autocratique qui fait du nationaliste son cheval de bataille. La guerre a permis au pouvoir de censurer à volonté sans risquer la contestation populaire. Désormais être " indépendant " signifie non seulement ne pas être contrôlé par le pouvoir étatique mais surtout échapper quelque peu à l'hystérie nationaliste. Soumis à des tracasseries administratives et fiscales incessantes, mais considérés comme peu influents sur le grand public, les espaces de liberté relative que sont à l'époque les quelques médias " indépendants " ne gênent guère le pouvoir jusqu'à la fin de la guerre en Bosnie et ne peuvent rien contre le " rouleau compresseur " de la télévision et des médias d'état, sinon maintenir en marge de la société une pensée démocratique.

 

1996 - 1997 : Une timide libéralisation

 

Durant l'hiver 96/97, presque un an après les accords de Dayton qui ont mis fin à la guerre en Bosnie, on assiste à des manifestations populaires dans les grandes villes de Serbie, protestation contre le pouvoir qui conteste la victoire de l'opposition anti-Milosevic alors unie derrière la banderole de la coalition " Ensemble ", aux élections municipales de novembre 1996. La contestation commence vraiment avec l'interdiction des radios belgradoises B 92 et Radio Index, la colère populaire se porte alors sur les bâtiments de la télévision d'Etat ; chaque soir, le journal télévisé de RTS fait l'objet d'un boycotte bruyant. Pendant quelques mois (de novembre 96 à mars 97), le régime semble vaciller, les thèmes nationalistes sont en veilleuse, les médias indépendants se développent et s'organisent…

La presse écrite en particulier s'étoffent de nouveaux quotidiens et magazines : Demokratija (" Démocratie "), Blic ( " l'Eclair "), Gradjanin (" le Citoyen "), Nezavisna Svetlost, Dnevni Telegraf (" le Télégraphe quotidien "), Danas (" Aujourd'hui ").Parfois éphémères, parfois récupérés par le pouvoir, ces publications vivent grâce à l'enthousiasme de leurs créateurs et lecteurs mais aussi de quelques fondations étrangères. Les plus influents (Demokratija, Blic, Dnevni Telegraf) cherchent à attirer un public populaire : avec leurs titres souvent racoleurs, ils sont bon marché et bien distribués par un réseau de colporteurs.

Signe encore plus visible de changement, les médias électroniques se développent.

B 92 devenue le symbole de la contestation du régime, multiplie les activités annexes : maison d'édition et de production, salle de concert, site Internet interactif, retransmission par satellite. Lorsque les mairies des grandes villes de Serbie sont enfin cédées à l'opposition, les médias municipaux à Belgrade mais aussi dans toutes les villes de Serbie, se libéralisent. Des villes comme Nis, Kraguljevac, Cacak, Sokobanja, Pancevo sont particulièrement actives : TV Soko, RTV Kraguljevac, RTV Nis, RTV Pancevo commencent à entamer le monopole de RTS. A côté des stations municipales, les médias privés fleurissent dans ces municipalités, City TV à Kraguljevac, Radio 021 à Novi Sad, etc. L'ouverture, qui semble se manifester, redonne espoir à certains dissidents comme l'écrivain Vodislav Stevanovic qui revient d'exil pour prendre la direction de la télévision de Kraguljevac.

Cependant le pouvoir garde la haute main sur les médias nationaux : une loi, qui se veut " antitrust " mais n'est faite que pour protéger le monopole de la télévision d'état, limite tout média électronique privé à couvrir au maximum 25% du public national. Pour contourner cette restriction, on a de plus en plus recours aux retransmissions des stations étrangères et aux échanges entres stations locales. Les réseaux de médias électroniques indépendants, tel ANEM initié par B 92 se développe. Comptant de 1993 à 96, 7 stations membres, il en a 19 en 1997 et peut être suivi par 80 % de la population yougoslave.

Au Kosovo aussi, la naissance du quotidien modéré Koha Ditore Ditore en 1997, puis de radio Koha Ditore (tous deux liés au magazine du même nom) ou encore de laradio 21 de Pristina sont les signes d'une baisse de la pression politique même si la télévision et les médias électroniques provinciaux restent le domaine réservé du pouvoir de Milosevic.

Cette baisse de la pression n'atteint pourtant pas le fossé qui séparent Serbes et Albanais. Rares sont les tentatives de médias bilingues indépendants qui pourraient servir de pont entre les communautés déchirées : notons l'expérience unique d'une radio privée bilingue serbe/albanais Radio Kontakt qui voit le jour en août 1998 alors que le conflit est déjà bien installé au Kosovo. Dans l'impossibilité d'obtenir un permis de diffuser, la station constamment menacée diffusera pourtant jusqu'en mars 1999.

De même les collaborations entre médias de Belgrade et de Pristina sont peu fréquentes malgré le danger qui monte : pourtant en 97, la principale agence de presse indépendante BETA conçoit avec le quotidien albanophone Koha Ditore un programme d'information commun sur Internet : " Kosovo on line ".

 

Au Monténégro, les médias indépendants sortent de la marginalité. Les manifestations de l'hiver 96-97 sont l'occasion des premiers signes de réelle distanciation du pouvoir monténégrin envers le régime de Milosevic. A partir de juin 1997, le journal télévisé de RTS n'est plus retransmis par la chaîne publique monténégrine (TVCG), ce qui sera un facteur non négligeable de la victoire de Milo Djukanovic aux élections présidentielles d'octobre 1997 puis aux législatives de juin 1998. Par ailleurs, l'une des toutes premières lois de la nouvelle coalition portera sur la liberté de la presse et des médias. Journaux, radios et télévisions privés prospèrent (comme le quotidien indépendant Vijesti qui dès sa création en septembre 97 fait rude concurrence à la publication gouvernementale pobjeda). Par ailleurs, les médias publics se transforment, collaborant désormais avec les agences de presse indépendantes ou occidentales, ainsi qu'avec le réseau ANEM. Ils rompent peu à peu toute relation avec les médias publics serbes (RTS, Tanjug). On nomme des personnalités nouvelles aux postes clés, ainsi le nouveau rédacteur en chef de la télévision publique se trouve être l'ancien correspondant de la radio étrangère Radio Free Europe.

Plus encore que le développement de la presse, ce sont les changements dans les médias électroniques sur tout le territoire à l'exception du Kosovo qui marque le plus l'année 1997 (auparavant les quelques télévisions privées en province n'étaient souvent que des chaînes de divertissements). Ceci pouvait menacer beaucoup plus le pouvoir de Belgrade que les quelques quotidiens indépendants. L'intérêt des observateurs occidentaux s'attachera alors à ce qu'on croit être un " réveil de la société civile ", pourtant le véritable soutien, politique et financier à ces entreprises sera bien mince : seules quelques fondations et associations européennes ou américaines apporteront leur aide, alors même que l'isolement de la Serbie et du Monténégro sur la scène internationale est presque total. Cette ouverture encore très fragile mais prometteuse sera rapidement déçue par la contre offensive du pouvoir à la faveur des nouveaux troubles politiques.

 

Reprise en main en Serbie

Le Monténégro, dernier bastion ?

 

Les élections présidentielles au Monténégro (octobre 1997) puis en Serbie (décembre 1997) qui accentuent les orientations différentes entre les deux républiques, les prémisses du conflit au Kosovo (février, mars 1998), vont engager un processus qui se traduit à la fois par la reprise en main en Serbie des médias jusqu'à l'étouffement de toute voix opposée au régime et par la voie originale prise par le Monténégro.

Dès la fin de 1997, les médias indépendants commencent à ressentir l'aggravation de la répression de la part d'un régime qui se sent menacé par la crise au Kosovo, les tentatives d'indépendance du Monténégro et l'accroissement de la pression internationale. Ils sont aussi victimes de leur difficulté à adopter une position critique lorsque la nation semble menacée. Ainsi, les médias indépendants dont le développement était tout à fait intéressant dans le contexte balkanique vont disparaître très rapidement sans grande réaction de la part d'une opinion publique comme tétanisée.

On assiste d'abord à la reprise en main des mairies gagnées par l'opposition. Du fait de l'éclatement cette opposition dès le printemps 97, certains médias municipaux  comme par exemple Studio B sont rapidement neutralisé ; d'autres résistent, notamment en province (RTV Kraguljevac, RTV Pancevo, etc.), mais peu à peu c'est l'ensemble des radios et télévisions locales qui est attaqué.

Après l'élection laborieuse du candidat de Milosevic à la présidence de la Serbie, Milan Milutinovic (décembre 97), un gouvernement de coalition avec le parti radical de Vojislav Seselj s'installe début 98 et au fur et à mesure que la tension monte au Kosovo, les derniers espaces de liberté se trouvent menacés. Pendant toute l'année 98 et jusqu'à l'automne, lorsque le pouvoir décide de frapper de front toute opposition interne, les médias indépendants subissent des attaques larvées mais sont incapables de faire face aux troubles politiques qui augmentent : les intérêts restent trop liés aux contextes locaux, les informations manquent d'investigations, les réflexes sont d'abord nationaux avant d'être civiques : c'est ce qu'on constate dans le traitement des informations en provenance du Monténégro et encore plus du Kosovo. Ainsi, l'arrivée au pouvoir du nouveau gouvernement monténégrin début 98, cible d'une campagne de dénigrement violente dans les médias officiels contrôlés par Belgrade, est plutôt bien accueillie par les médias indépendants serbes, mais ils n 'évitent pourtant pas toujours de reprendre les mensonges propagés par RTS. Ceci est encore plus criant avec les événements du Kosovo, le ton imposé par la Télévision de Belgrade à propos des "terroristes albanais " infiltrant de nombreux médias dit indépendants.

La pression s'accentue encore nettement avec la nouvelle Loi sur l'information publique d'octobre 98, qui, dans un contexte de grande tension au Kosovo et avec l'Occident (les menaces de frappes se précisent) permet d'attenter des procès sommaires aux rédactions incriminées, de les accuser de " propager la peur et le défaitisme " " d'inciter à la haine raciale religieuse ou à la discrimination ethnique " (pour les médias albanophones) ou encore de " menacer les intérêts suprêmes de l'Etat ". Ainsi des journaux et radios sont condamnés à de lourdes peines d'amendes ou sont purement et simplement fermés comme Nasa Borba, Danas, Dnevi Telegraf, Radio Index (octobre 98) sans que l'opinion serbe réagissent. La rediffusion des émissions en langue serbe des radios étrangères telles la BBC, RFI, Voice of America ou Radio Free Europe, pratiquée alors par de nombreuses radios locales, est interdite. 

Les méthodes ne laissent pourtant planer aucun doute sur les objectifs du régime : contrôler entièrement les espaces de contestation potentielle. Retrait arbitraire de fréquences pour les radios, mascarades de procès, asphyxie économique sont devenus quotidiens. L'absence totale de réaction des milieux urbains serbes qui s'étaient révoltés pour bien moins en 1996, témoigne alors de l'état de paralysie dans laquelle se trouve la société, terrassée par la crise économique, épuisée par dix ans de contexte conflictuel et resserrée autour des nouvelles menaces.

Les manifestations courageuses de résistance, comme la lettre ouverte à Milosevic adressée par le fondateur du Dnevni Telegraph (octobre 98) , Slavko Curuvija, finiront par coûter cher à leurs auteurs (ce dernier après avoir été emprisonné en mars 99 sera assassiné le 11 avril) .

Certains des médias censurés trouvent refuge au Monténégro (Danas, Dnevni Telegraf , Evroplanin) et sont tant bien que mal, et de plus en plus difficilement diffusées en Serbie et l'arrestation des camions transportant des journaux interdits défraie la chronique. Les médias monténégrins se découvrent un nouveau marché avec la Serbie : le quotidien indépendant mais proche du président Djukanovic, Vijesti diffuse des pages de Nasa Borba et de Danas, les imprimeries monténégrines impriment les journaux belgradois, etc.

La guerre médiatique que se livre Belgrade et Podgorica ne s'arrête pas là : après le refus monténégrin de diffuser la chaîne " yougoslave " de Mira Markovic (la femme de Milosevic), les télévisions monténégrines (publiques et privées) commencent à diffuser des émissions censurées en Serbie. Lorsque les journaux monténégrins finissent eux aussi par être traduits en justice en Serbie comme Monitor en décembre 98, on verra pour la première fois le gouvernement monténégrin prendre publiquement la défense de médias radicalement critiques.

Contre les médias albanophones, l'offensive générale est également donnée fin 98, souvent sans distinction entre ceux qui maintiennent une distance critique envers l'UCK et les plus radicaux. Ainsi les quotidiens Kosova Sot, Bujku sont attaqués et ne paraissent plus d'irrégulièrement. Koha Ditore est également constamment sous la menace d'une interdiction. La méthode est toujours la même : les responsables du journal ou de la radio sont traduits en justice et condamnés à de lourdes peines d'amendes (voir de prison) au titre de la Loi sur l'information d'octobre 98, et doivent mettre la clef sous la porte. Au Kosovo, les méthodes sont toujours plus violentes, la torture et les emprisonnements abusives monnaie courante.

La dernière étape arrivera avec l'instauration de " l'état de guerre ", décrété dès le début de l'attaque de l'OTAN sur le Yougoslavie (le 25 mars 99) et qui entraîne une légalisation de la censure maximale. Les derniers journaux indépendants serbes suspendent provisoirement leurs activités, leurs responsables estimant qu'ils ne peuvent plus travailler normalement (Danas, Dnevni Telegraf, Evroplanin). Ceux qui auront l'audace de continuer devront également mettre la clé sous la porte après intervention policière comme la radio B 92, ou accepter une censure militaire qui les vide de tout contenu. L'attaque de l'OTAN renforce encore le processus de simplification des clivages politiques qui tendaient déjà à se résumer à un face à face entre pro et anti-occidentaux : désormais, la société se divise en patriotes et en traîtres, toutes les médiations sont rompues.

Quant aux médias albanophones, ils sont purement et simplement fermés dès le début de l'attaque quand ce n'est pas avant, leurs installations saccagées et leurs initiateurs en danger de mort : journalistes et intellectuels sont les premières victimes de la terreur qui s'installe immédiatement au Kosovo. Et si les intellectuels serbes ne subissent pas le sort de leurs collègues kosovars, l'assassinat du fondateur de Dnevni Telegraf et de Evropljanin, Slavko Curuvija le 11 avril 99, sonne cependant comme un sinistre avertissement.

Au Monténégro malgré les divisions très fortes de l'opinion publique, la télévision d'état refuse toujours, même après le début des frappes, de diffuser RTS et elle utilise à foison les images des chaînes américaines CNN et Sky News. En avril 99, 350 journalistes étrangers accrédités y circulent malgré les protestations de l'armée et de Belgrade.

Aujourd'hui, face au silence auquel sont réduites les voix dissidentes de la Serbie, l'OTAN bombarde la RTS, pensant viser les instruments de propagande du pouvoir. Le 26 avril, Koha Ditore reprend ses activités depuis Tetovo (Macédoine), son rédacteur en chef Baton Haxhiu, ayant réussi in-extremis à fuir Pristina, a réuni des fonds étrangers et son ancienne équipe mais est toujours sans nouvelles de ses correspondants locaux au Kosovo. Le Monténégro essaie de préserver sa liberté d'expression mais fin avril, les menaces se font chaque jour plus précises, l'armée tente d'obtenir par la force, ce que le gouvernement monténégrin ne veut lui accorder : le musellement des médias. Pour ce faire, le pouvoir militaire a recours à tous les moyens : menaces, intimidations, mobilisation des journalistes, convocation devant le tribunal.

La guerre est donc dans le contexte serbe et yougoslave, la principale source de déstabilisation. Les médias indépendants se développent quelque peu en temps de paix mais le conflit semble annihiler ces efforts dans une société où l'identité collective prévaut sur l'individualité. Le cas du Monténégro semble montrer que sans changement politique ou sans opposition forte, la liberté de la presse et les médias pluralistes ne peuvent exister bien longtemps. Sans ouverture des médias publics au pluralisme politique, surtout en contexte d'isolement, l'opinion publique ne peut non plus évoluer. Il semble que l'épanouissement des médias indépendants en Serbie en 96-97 ait été rendu possible par la menace que faisait courir au pouvoir la popularité de la coalition " Zajedno "…celle-ci évanouie laissait les médias en sursis, alors que le soutien extérieur, européen par exemple, faisait cruellement défaut. De plus l'isolement presque constant des médias kosovars, subissant une répression toujours plus forte que dans le reste du pays, était un signe évident que la solidarité intercommunautaire fonctionnait mal partout. Il est alors paradoxal de constater que les procès intentés à partir de 1998 aux médias indépendants serbes auront bien souvent pour prétexte des articles ou émissions sur le Kosovo, alors que ces médias restaient bien prudents sur des questions touchant ainsi à l'identité collective profonde, préférant toujours critiquer le régime sur des questions politiques et sociales internes (répression de l'université, corruption de la classe dirigeante, etc.).

 

L'étouffement des médias indépendants en Serbie est certes actuellement conjoncturel, le conflit qui fait rage et la loi martiale ne laissant aucune place à la moindre voix dissidente. Mais plus largement les médias reflètent les cloisonnements d'une société qui n'ose encore aborder ses problèmes en face, leur faiblesse est apparue criante dans l'absence de résistance à la répression de 1998. Bien comprendre les mécanismes qui ont rendu possible cette répression, c'est aussi reconstruire les possibilités d'un avenir.