par François Bonnet | [débat] |
UN APPARENT consensus paraît être né de l'affaire des Africains sans papiers de l'église de Saint-Bernard à Paris : en l'état, le dispositif législatif construit en 1993 et étiqueté « lois Pasqua » se révèle inapplicable. Dès son adoption, les différentes associations de solidarité avec les immigrés avaient lancé des mises en garde. Il aura fallu trois ans pour que les lacunes et les absurdités de ces textes soient reconnues par les responsables politiques. Dès lors, que faire des lois Pasqua ? A cette question les partis politiques n'offrent que d'indigentes réponses. Le président de la République envisage « un aménagement », mais sans que la « la politique suivie soit infléchie ». Pour Alain Juppé, il ne doit s'agir que de « clarifier » leur application et de les « rendre plus efficaces ». Le premier ministre connaît les risques de rouvrir un tel chantier : sa majorité parlementaire est déterminée à durcir encore la législation existante. Elle l'avait fait savoir lors de l'avant-projet de loi du ministre de l'intérieur, Jean-Louis Debré, puis avec les conclusions de la commission parlementaire Philibert-Sauvaigo.
Le PCF et les organisations d'extrême gauche s'en tiennent pour leur part à un slogan simple « l'abrogation » sans dessiner les contours d'une politique d'immigration imaginative. Quant au PS, embarrassé par ses prises de position passées, il dit désormais travailler à une nouvelle législation qui se « substituera » aux lois Pasqua, notant au passage, selon Daniel Vaillant, numéro deux du parti : « les lois antérieures n'étaient pas géniales. »
Mais que « substituer » aux textes existants ? Depuis des mois, des associations humanitaires la Cimade, le Gisti, la Ligue des droits de l'homme , des avocats qui en sont proches, le collège des médiateurs, créé en avril pour tenter de débloquer le conflit des sans-papiers, ont déminé un terrain où les hypocrisies et les arrière-pensées électorales prospèrent depuis quinze ans. Leurs travaux et les réflexions de plusieurs universitaires tracent de nouvelles perspectives et abordent autrement la question ultrasensible de l'immigration dans un pays où l'extrême droite rassemble 15% des électeurs.
Ces perspectives reposent sur un principe simple, que résume ainsi un médiateur : « on ne peut dire non que si l'on sait dire oui. » Autrement dit : un gouvernement ne pourra prétendre contrôler l'immigration clandestine que si, dans le même temps, il assume la nécessité d'une immigration légale et se donne les moyens de l'organiser, plutôt que de la nier ou la taire.
Ce principe n'est pas anodin si l'on considère que, depuis 1975, l'immigration économique est censée être stoppée, et que, depuis au moins dix ans, les gouvernements n'ont eu de cesse d'afficher un même objectif :« l'immigration zéro. » C'est à cette fin, et avec une rigueur fortement revendiquée, que furent conçues et votées les lois Pasqua. La France, pas plus que les autres pays européens, ne peut prétendre cadenasser ses frontières, se tenir à l'écart du mouvement du monde et de ses dynamiques migratoires. C'est à cette condition, estiment les médiateurs, que pourra être redéfinie une politique d'immigration.
Cent mille étrangers environ s'installent chaque année, légalement en France. Vingt mille à trente mille la quittent. Ce flux migratoire 70 000 à 80 000 personnes est-il suffisant ? La question est taboue. Trois cent cinquante mille étrangers clandestins estimation du Bureau international du travail en 1991 vivraient en France. Est-ce trop ou pas assez, au vu des besoins d'une économie souterraine toujours dénoncée, jamais vraiment combattue » Question taboue, là encore.
Or ce débat, déclaré clos il y a près d'un quart de siècle, mériterait d'être rouvert pour clarifier les objectifs d'une politique d'immigration et les faire accepter par l'opinion. L'Allemange l'a fait à sa façon en fixant chaque année des quotas de travailleurs saisonniers immigrés et en redéfinissant certaines de ses politiques de coopération. Les secteurs de l'économie française construits pour partie sur le travail d'étrangers clandestins ou irréguliers sont identifiés : le bâtiment-travaux-publics, l'hôtellerie et la restauration, la confection et de larges pans de l'agriculture (viticulture, maraîchage, horticulture). Leur réintégration progressive dans le droit commun ne doit-elle pas passer d'abord par la reconnaissance de besoins, même temporaires, en main-d'oeuvre venue de l'étranger ?
En niant ce constat, en prétendant construire une France forteresse pour rassurer l'opinion et contenir l'extrême droite, les lois Pasqua sont venues camper aux limites de la Constitution. Un premier texte de l'ancien ministre de l'intérieur avait été, en août 1993, pour partie censuré par le Conseil constitutionnel. Les sages du Palais Royal avaient en outre émis de nombreuses « réserves d'interprétation ». Trois points alors soulevés ont été de nouveau mis en évidence par les sans-papiers de Saint-Bernard : le droit d'asile, le droit à une vie familiale normale, le contrôle du judiciaire sur l'administratif. Un quatrième avait donné lieu à un vif débat parlementaire : le droit du sol, avec la réforme du code de la nationalité.
DIX CRITERES
Faut-il abandonner ces dispositions ? Les médiateurs de Saint-Bernard le pensent. En proposant dix critères de régularisation, ils ont indirectement dessiné un nouveau paysage législatif qui renoue avec les traditions d'accueil et d'intégration de la France. Voici les lignes de force de leur projet :
La majorité criera sans aucun doute au laxisme, quand les propositions des médiateurs et des associations ne font que renforcer la défense des libertés fondamentales. Stéphane Hessel, porte-parole des médiateurs, estime que l'application de tels critères aboutirait à la régularisation de « quelques dizaines de milliers de personnes, peut-être vingt ou trente mille ». Le gouvernement de Pierre Mauroy avait, en 1982, régularisé 120 000 clandestins. Celui de Michel Rocard l'avait fait pour environ 20 000 personnes, essentiellement des déboutés du droit d'asile. Plusieurs pays européens procèdent régulièrement à des régularisations massives, l'Espagne venant d'achever, la semaine dernière, une opération de ce type qui devrait concerner 40 000 à 50 000 étrangers.
« Dire oui pour pouvoir dire non. »
Cette inversion des perspectives permettrait sans doute d'aborder différemment le problème de la lutte contre l'immigration clandestine. Les médiateurs se sont gardés de revendiquer une régularisation massive des Africains de Saint-Bernard. Les procédures de reconduite à la frontière demeurent peu efficaces. En 1995, 10 058 étrangers sans-papiers ont été reconduits à la frontière. Moins d'une sur quatre des décisions d'éloignement forcé à été exécutée, malgré la banalisation des « charters ».
Ce faible taux s'explique pour partie par la complexité juridique des situations créées par les lois Pasqua. Sans doute ce système peut-il être amélioré, comme la réforme de l'Ofpra (Office français de protection des réfugiés et apatrides), au début des années 90, a permis d'accélérer le traitement des dossiers des demandeurs d'asile. Mais il devient clair que la reconstruction d'un système de contrôle aux frontières plus efficace ne se fera que dans le cadre d'une redéfinition de l'ensemble de la politique d'immigration.