H O R I Z O N S

Jeudi 16 juillet 1998

Sans-papiers : des critiques de mauvaise foi

par Didier Motchane

S' il y a trop de racisme en France, la Coupe du monde de football aura eu, entre autres mérites, celui de montrer au monde et aux Français eux-mêmes que la France n'est pas un pays raciste ! Aux trois millions sept cent mille étrangers régulièrement établis sur notre sol, le gouvernement de Lionel Jospin ne vient-il pas d'assurer l'égalité des droits sociaux avec les Français ?

L'enjeu du débat qui se noue actuellement autour - autour est malheureusement le mot propre - de la régularisation des immigrés dépourvus de titres de séjour qui en ont fait la demande n'est pas seulement celui du destin personnel de quelques dizaines de milliers d'entre eux. Le poids d'angoisse et de souffrance d'une seule vie, ou de milliards d'entre elles, le poids de la misère du monde est incommensurable.

Il n'est pas davantage celui d'un combat livré par la compassion individuelle à la raison collective. Il devrait être celui du sens dont la France doit se sentir responsable pour l'humanité. Encore faut-il, pour cela, ne pas oublier que la France est une idée, une idée politique dont l'incarnation dans la République se fait tous les jours.

Or il se trouve que ce débat, tel du moins qu'on voit un certain nombre d'intellectuels le conduire, révèle ingénument le peu de réalité et le peu d'espérance qu'ils accordent à l'esprit de la République dans le monde d'aujourd'hui. Et l'on observe, par voie de conséquence, l'incapacité où ils sont de reconnaître le double visage d'oppression et de libération dont l'histoire ne cesse de recomposer la figure de l'Etat.

Le commentaire récemment consacré à cette question par Etienne Balibar dans votre page "Débats" du 9 juillet le fait apparaître une fois de plus. Puisqu'il y remarque, à juste titre, que "la bonne foi est sujette à interprétation", qu'il me permette d'ajouter que la mauvaise foi l'est aussi. Ne serait-ce que pour l'appeler, comme ceux qui seraient enclins à le suivre, à prendre congé de quelques erreurs et même de certaines extravagances qui ne devraient pas résister, je l'espère, à la sérénité d'une bonne foi retrouvée.

Il est extravagant, par exemple, de réclamer "le retour à l' égalité entre familles et célibataires", c'est-à-dire le refus d'admettre le regroupement familial au nombre des critères réglant le droit de s'établir en France, conformément au sentiment de la majorité des Français et, soit dit en passant, à l'article 8 de la convention européenne des droits de l'homme.

Sans doute Etienne Balibar suit-il en cela, sans vouloir en convenir, la vraie pente d'un libéralisme qui s'ignore puisqu'il consiste à faire du droit de s'établir en France une règle à peine limitée par quelques exceptions. Il est plus extravagant encore de prétendre, avec le collectif du temple des Batignolles, qu'une "large régularisation des immigrés", essentiellement chinois et turcs, en l'occurrence, qui ont été les utilisateurs et restent aujourd'hui les victimes des filières pourvoyeuses des entreprises de travail clandestin, en "supprimerait la clientèle". Elle la multiplierait dès le lendemain.

On estime qu'au moins deux mille cinq cents Chinois ont utilisé, en 1997, les services d'un passeur pour entrer clandestinement en France. Après lui avoir versé entre 80 000 francs et 140 000 francs, ou plus exactement la moitié de cette somme avant son départ, chaque clandestin rembourse sa dette, claquemuré dans des ateliers de confection ou de maroquinerie, parfois des restaurants où il travaille nuit et jour, nourri sur place, seul ou en couple.

Nombre d'entre eux, une fois leur liberté recouvrée, créent à leur tour un nouvel atelier. Le développement de cette économie souterraine est évidemment le terreau d'une délinquance multiforme, alimentée notamment par les rackets du recouvrement forcé des créances.

Lionel Jospin était donc parfaitement fondé à constater que "les militants et les citoyens soutenant de cette manière les demandes des sans-papiers contribuent à alimenter les filières "criminelles" du travail clandestin". Les guillemets par lesquels Etienne Balibar, citant Lionel Jospin, refuse de prendre à son compte la qualification de "criminelles" appliquée à ces filières par le premier ministre atteste l'ampleur de son ingénuité. Régler le rythme des régularisations sur l'activité de ces filières clandestines reviendrait simplement à substituer leur mafia à l'Etat lui-même.

Quelle étrange méconnaissance de la violence anomique d'une permissivité paradisiaque que l'Etat républicain devrait, selon Etienne Balibar, concéder à ces immigrés clandestins ! Quoiqu'ils soient assurément parmi les victimes de l'horreur du monde - oserais-je dire de la mondialisation capitaliste -, mais ils s'en font les propagateurs. C'est que l'Etat, selon Etienne Balibar, n'est pas et ne saurait être républicain.

Ce n'est pas parce que l'administration, comme toute institution, n'égale pas son concept qu'on doit lui assigner à l'avance la position de l'accusé, en prétendant soumettre à une commission "indépendante" le contrôle des procédures de recours qui sont celles d'un Etat de droit.

Les droits de l'homme ne sont pas sortis et ne sortiront jamais par génération spontanée du droit naturel : il a fallu aux Français se reconnaître comme citoyens pour reconnaître en chaque homme la présence d'une commune humanité.

Il n'y a sans doute pas une seule institution, une seule corporation, un seul groupe social qui ne soit exposé à la tentation "d'inculquer à ses responsables, jusqu'aux plus élevés, une bonne conscience absolue". Etienne Balibar est parfaitement fondé bien sûr, dans sa fonction critique d'intellectuel, à dénoncer en conscience des inégalités dans l'application de la loi. Il ne l'est pas en condamnant l'Etat à l'avance, et chaque détenteur de l'autorité de la puissance publique avec lui.

On peut et on doit critiquer, le cas échéant, l'application des critères retenus pour régulariser la situation des demandeurs de papiers.

On peut critiquer le choix même de ces critères qui - soit dit en passant - ont été repris des propositions de la commission nationale consultative des droits de l'homme et du collège des médiateurs de Saint-Bernard. La mauvaise foi devient manifeste lorsqu'il apparaît que, sous couleur d'en discuter l'application et les modalités, c'est le principe même d'une règle de droit que l'on récuse. Il ne reste plus évidemment dans ce cas que la loi du marché pour régler le mouvement des hommes.

Les cinéastes qui en appellent à juste titre à la puissance publique pour réglementer leur industrie et sauvegarder l'existence et le développement du cinéma français ont-ils pensé que des centaines de milliers de leurs compatriotes, travailleurs ou chômeurs non qualifiés, ont droit à la même attention ?

Il est plaisant de voir des gens de gauche, même frottés de marxisme, plaider pour laisser le capital arbitrer la mise en concurrence des systèmes sociaux sur toute la surface de la Terre et laisser grossir en France l'armée de réserve des travailleurs.

Faut-il laisser démanteler la protection sociale et la capacité d'intégration de notre pays en laissant chaque salarié dans la solitude d'un électron libre directement affronté à la sauvagerie du marché ? Ce serait ouvrir un boulevard à la démagogie de la "préférence nationale", cette imposture qui exhorte l'Etat à se montrer fort à l'égard des faibles, faible à l'égard des forts.

La gauche serait-elle vraiment une cause perdue ? La gauche, ses militants et ses partis, en renonçant successivement à toutes ses vraies causes, celles de l'égalité et de la République, ne tenterait-elle pas de faire oublier et d'oublier elle-même ces renoncements en faisant chatoyer une cause de rechange ?


Didier Motchane est  magistrat et vice-président du Mouvement des citoyens.


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