La pitié et le chagrin

par Bernard Granjon [débat]


lemonde du jeudi 2 mai 1996 (Horizon-débats).

« DEPUIS huit ans que j'attends, je me sens devenir fou, je deviens fou. Ma femme et mes deux enfants (trois ans, six ans) ont l'autorisation d'habiter en France, moi pas. J'ai écrit à tout le monde, même à M. Debré, j'ai les doubles. Je passe parfois deux mois sans oser sortir de chez moi de peur de me faire arrêter. Même si maintenant ils me donnaient l'autorisation de séjour, je crois que je resterai un peu fou. Aujourd'hui, j'ai décidé d'en finir. Qu'ils nous tuent s'ils veulent, plutôt mourir... »

Cette confession, naïve et désespérée, nous autres, équipes de Médecins du monde, présentes sur le terrain pratiquement sans interruption, la nuit comme le jour, l'avons recueillie ainsi que tant d'autres se situant dans le même registre. Des Africains, principalement des Maliens, pour une part en situation irrégulière, poussés au bout de leur désespérance, au point de s'être jetés dans la gueule du loup, d'une manière presque insensée. Qu'il soit bien clair à ce propos qu'à aucun moment Médecins du monde n'a favorisé une telle opération, en grande partie ou en totalité auto-décidée et auto-entretenue. Il est vrai que, dans leur candeur et leur épuisement moral, les Africains imaginaient pouvoir disposer de plusieurs appuis.

D'abord, celui de l'archevêché, au point que le lieu qu'ils avaient d'abord choisi pour refuge, l'église Saint-Ambroise, leur paraissait quasi inviolable. Pour cela, dès le lendemain, ils s'étaient massés de plus en plus nombreux, au point que nous avions dû contribuer à empêcher les nouveaux arrivants d'entrer dans une église déjà comble. En dépit des paroles pastorales prononcées par Mgr Lustiger, ce dernier a laissé faire l'expulsion qui devait suivre, « pour des raisons de sécurité et d'insuffisance sanitaire », alors même que nous avions commencé à mettre en place WC, cabinet médical, alimentation, coordination, sécurité. A mon grand regret, à aucun moment ce haut dignitaire de l'église n'a cru devoir dénoncer les lois ayant pu aboutir à un tel désastre humain, faciliter une résolution de cette crise conforme à la dignité humaine, ni assumer les conséquences matérielles de l'expulsion qu'il allait laisser faire. Pourtant, le pape ne déclarait-il pas, le 25 juillet 1995, lors de la Journée internationale des migrants, que « l'Eglise est le lieu où les immigrés en situation illégale sont reconnus et accueillis comme des frères » ?

L'autre déconvenue a été pour eux ‹  et pour nous ! ‹  la démission des partis politiques et des syndicats : pratiquement aucun ne s'est exprimé, si ce n'est bien tardivement et de façon bien peu engagée  ; aucun de leurs représentants ne s'est déplacé pour rendre visite aux Africains, si ce n'est Kofi Yamgnane. Parmi les grandes personnalités, seuls l'abbé Pierre et Mgr Gaillot, toujours les mêmes, sont venus à plusieurs reprises apporter des paroles de dignité, d'apaisement et d'espoir.

Et que dire du gouvernement français, qui a refusé opiniâtrement toute demande de médiation et qui, en quarante-huit heures, a décidé deux expulsions musclées ‹  nos équipes n'y ont pas échappé ‹  sans grande considération pour la terreur d'enfants en bas âge et la dignité des adultes entassés au petit matin dans des cars et dirigés vers un centre de rétention comme en un temps de sinistre mémoire ? Quelle que soit la nécessité dans l'Europe d'aujourd'hui, pour tout pays responsable, de contrôler son immigration, comment ne pas supposer que les inspirateurs des lois qui nous régissent reverraient leur copie, si sur le terrain comme nous l'avons fait, ils avaient pu constater la situation qu'elles entraînent ? D'ailleurs, dans nombre de cas, ces lois sont appliquées d'une façon qui les déborde quelque peu et cela aboutit à violer d'autres lois, comme celles édictées par la Convention des droits de l'enfant, que la France a pourtant officiellement signée. Ainsi en est-il lorsqu'on sépare une mère de ses enfants, pour la renvoyer dans son pays natal !

Quant à nous, membres de Médecins du monde, j'atteste sur l'honneur que nous n'avons jamais été mêlés au déclenchement et à la poursuite de cette opération. Nous nous sommes contentés de l'accompagner en apportant le soutien médical et sanitaire auquel une organisation humanitaire digne de ce nom ne pouvait selon nous se soustraire. Nous croyons avoir tout fait pour éviter la suite : 450 personnes expulsées de l'église Saint-Ambroise, puis 277 du gymnase Japy, dont 63 seraient reconduites à la frontière et parmi lesquelles tout laisse penser que d'autres suivront. Même si l'opinion publique semble enfin avoir entendu le pathétique appel de ces hommes, de ces femmes et de ces enfants, il nous est bien difficile, aujourd'hui, d'éprouver autre chose que du chagrin, pour eux d'abord, mais aussi pour nous Français, qui voyons s'éloigner, peut-être à jamais, une légende et un espoir : celle d'une nation qui autrefois fut la patrie des droits de l'homme et du citoyen !


Bernard Granjon est président de Médecins du monde.