Débattre autrement sur l'immigration

par François Julien-Laferrière [débat]


lemonde du jeudi 2 mai 1996 (Horizons-débats).

LE débat sur l'immigration n'aura donc pas lieu, du moins pas maintenant, pas « à chaud ». Ainsi en a décidé Alain Juppé, alarmé par l'ampleur des dissonances suscitées, au sein de la majorité parlementaire, par le rapport Sauvaigo. Pourtant, un débat sur l'immigration a bien eu lieu, au cours des dernières semaines, et dans les pires conditions.

À l'origine, l'avant-projet de loi du ministère de l'intérieur, rendu public par Libération  et Le Monde  le 7 mars dernier. Les dispositions de ce texte marquent un raidissement des lois Pasqua de 1993 sur divers points : conditions d'entrée rendues plus strictes par une modification du régime du certificat d'hébergement, compétence donnée aux préfets pour prononcer l'expulsion en cas de menace grave pour l'ordre public, rétention administrative renouvelable sans limitation de durée, obligation pour les demandeurs d'asile de pointer périodiquement à la préfecture, en mairie ou à la police, etc.

Mais les problèmes de fond, ceux qui précarisent la situation de nombreux étrangers en France et exacerbent la xénophobie de l'opinion n'étaient pas traités, pas plus qu'ils ne le sont dans le rapport de la commission parlementaire. C'est le cas, notamment, des « irréguliers légaux », étrangers parents d'enfants français ou conjoints de Français, qui ne peuvent légalement être reconduits à la frontière, mais qui ne peuvent pas non plus recevoir une carte de séjour parce qu'ils sont entrés ou se sont maintenus irrégulièrement en France. À cette question, le pouvoir politique devrait, par priorité, chercher une solution.

Pourtant, la préoccupation principale du gouvernement et des parlementaires n'est pas de rendre le statut des étrangers cohérent, de mettre la législation en conformité avec les principes affirmés, telle la garantie des libertés fondamentales. Il s'agit de trouver les recettes d'une maîtrise des flux migratoires aussi rigoureuse que possible. Alain Juppé l'a rappelé, le 23 avril, à l'Assemblée nationale et il n'a pas exclu que des mesures soient prises, règlementaires dans un premier temps, sans doute législatives à plus long terme, quand le débat sera moins « chaud ». Mais le sera-t-il un jour  ?

Dans cette matière, l'impératif de police passe systématiquement avant celui des droits de l'homme. Les textes successifs, adoptés depuis maintenant dix ans, sont de plus en plus restrictifs, de plus en plus répressifs. La loi est faite, non pour protéger, mais pour punir ; non pour garantir les droits, mais pour les rogner. Et pas seulement les droits des étrangers, ceux des Français aussi.

Le Français marié à un étranger qui vit dans son pays d'origine aura toutes les peines du monde à se faire rejoindre par son conjoint, à qui le visa indispensable pour venir en France sera, le plus souvent, refusé car il représente « un risque migratoire majeur », autrement dit, il voudra rester en France pour s'y installer (est-ce légitime ?). Alors, mieux vaut ne pas l'autoriser à venir pour n'être pas obligé ensuite de lui délivrer une carte de résident, à laquelle il aurait droit en tant que conjoint de Français. Et s'il vient quand même en France, il n'aura pas de titre de séjour puisqu'il sera entré sans visa, mais il ne sera pas reconduit à la frontière car il est protégé contre cette mesure en tant que conjoint de Français. Le couple est donc placé devant un « choix » : ou bien vivre dans le pays du conjoint étanger, à condition que ce pays veuille bien que le Français s'installe sur son territoire (et pourquoi le voudrait-il si la France ne veut pas accueillir l'autre membre du couple ?) ; ou bien vivre séparé, le Français en France et l'étranger à l'étranger, ce dernier n'ayant que des chances limitées de pouvoir venir voir son conjoint en France s'il lui faut un visa (et qu'est-ce qui garantit que le Français obtiendra plus facilement un visa pour se rendre dans le pays de son conjoint étranger ?) ; ou bien vivre en France, dans la crainte permanente du contrôle qui révèlera la situation irrégulière du conjoint étranger et exposera le conjoint français à des poursuites pénales pour « aide directe ou indirecte à l'entrée et au séjour irrégulier d'un étranger », délit puni d'un an d'emprisonnement et de 25.000 francs d'amende.

Et ce qui est vrai du conjoint de Français l'est du parent d'enfant français, a fortiori du conjoint de Français ayant un ou plusieurs enfants nécessairement de nationalité française puisque nés d'un parent français. Ces enfants risquent de ne pas pouvoir vivre avec leur père ou mère étranger ou de vivre avec l'un de leurs parents « clandestin » en France.

Qui protège-t-on en adoptant de telles lois ? À qui profite cette prétendue maîtrise d'un flux migratoire qui n'est pas économique mais simplement humain ? Les étrangers n'ont-ils pas le droit de se marier avec des Français ni les Français d'épouser des étrangers ?

Les uns et les autres n'ont-ils pas le droit d'avoir des enfants ? Certes, ce ne sont ni le droit de se marier ni le droit de procréer qui sont directement visés. Mais en empêchant les « couples mixtes » ‹ espression absurde car, en principe, tout couple est mixte... ‹ de mener une vie familiale normale, sous prétexte de contrôle de l'immigration, l'État français en vient à nier, y compris à ses propres nationaux, le droit de fonder une famille. Il attente ainsi à l'un des droits les plus fondamentaux de la personne humaine.

Et l'expérience montre que cette violation des droits de l'homme, en soi inacceptable, n'est même pas compensée par un bénéfice qu'en tirerait la collectivité nationale. Bien au contraire, comme on a pu le vérifier à diverses reprises ‹ encore tout récemment dans l'affaire de l'église Saint-Ambroise et dans celle des grévistes de la faim de Versailles ‹, de telles situations créent davantage de troubles à l'ordre public qu'elles n'en évitent.

Il serait grand temps d'envisager le problème de l'immigration sous un autre angle, de légiférer dans l'intérêt général, qui n'est pas nécessairement opposé à celui des étrangers. Ce qui suppose que soient remisés au placard les discours démagogiques, que cessent les surenchères, que la référence ne soit plus ce que pense l'électorat du Front national ou ce que veut l'opinion publique (d'ailleurs ne fait-on pas vouloir à l'opinion publique ce qu'on veut qu'elle veuille). L'abolition de la peine de mort a été votée contre l'opinion publique ; pourquoi la même volonté politique ne guiderait-elle pas une nouvelle approche du droit des étrangers ?


François Julien-Laferrière est professeur de droit public à l'université Paris-Sud et président de l'Association nationale d'assistance aux frontières pour les étrangers (Anafé).