Les immigrés, bénédiction ou nécessité ?

par François Maspero [débat]


lemonde du mercredi 2 octobre 1996 (Horizon-débats).

« LES IMMIGRÉS SONT UNE BÉNÉDICTION. »

Cette phrase de Mario Vargas Llosa (Le Monde du 6 septembre) a, par sa charge humaniste, toute ma sympathie. Mais elle reste un slogan tant qu'elle n'est pas assortie de précisions concrètes, voire chiffrées. Voici quelques questions auxquelles, n'étant ni économiste, ni démographe, ni statisticien, j'aimerais avoir des réponses plus précises.

  1. Les instances du pouvoir affichent le nombre de clandestins refoulés par charters, énumèrent les mesures prises aux frontières, etc. Pourtant, un nombre (controversé) d'immigrés trouve en France le moyen d'y vivre ou d'y survivre, dans des conditions qui, si elles insultent souvent la notion de dignité humaine, semblent préférables à celles qu'ils ont quittées. Sinon, comme le dit Mario Vargas Llosa, n'étant pas des imbéciles, ils ne viendraient pas et, surtout, ne resteraient pas.

    Évidemment, étant « sans papiers », ils travaillent au noir. Or les mêmes instances restent (comparativement aux informations concernant leur action sur les immigrés illégaux) étrangement discrètes sur le nombre d'employeurs poursuivis et pénalisés pour les employer illégalement. Qui sont ces employeurs ? Quelles poursuites sont engagées, quelles condamnations prononcées contre eux et combien ? On lit semaine après semaine : « Soixante-dix clandestins Maliens expulsés », et bien plus rarement : « Soixante-dix  ‹ ou même un seul  ‹ employeurs français de Maliens mis en examen ».

    N'y-a-t-il pas, dans la liste de ceux qui pratiquent impunément l'emploi clandestin, des firmes célèbres d'une importance considérable et des sous-traitants indispensables à celles-ci, dans la confection, le bâtiment ou d'autres branches majeures ?

  2. Quel est le poids de ces employeurs dans l'économie française ? Marginal ou décisif ? Quelle est la perte des rentrées fiscales et sociales qu'ils font subir au budget national ? Les pénalités infligées à leurs entreprises compensent-elles cette perte ? Autrement dit : quelle est la part des « employeurs clandestins » (et non, comme on le demande démagogiquement, des « travailleurs clandestins ») dans le déficit budgétaire et dans le « trou » de la Sécurié sociale, par défaut de paiement des impôts et des cotisations patronales afférentes ?

    Corolairement, donc : à combien se monterait le solde créditeur apporté par la régularisation des « sans papiers » ?

  3. En supposant que tous ces employeurs, forçément français de par la loi, soient obligés de se mettre en accord avec ladite loi, quelle serait l'incidence de ce surcroît de charges sur la rentabilité de leurs entreprises, le prix de revient de leurs produits, leur prix de vente, leur compétitivité nationale et internationale ?

    En d'autres termes : l'économie française peut-elle supporter le poids de la régularisation, non des travailleurs clandestins, mais des entreprises qui les emploient clandestinement ?

  4. Question qui découle des précédentes : l'économie française ne subira-t-elle pas un choc inacceptable pour elle en l'absence de travailleurs immigrés exploités, illégalement ou non, par des entreprises françaises ? Ceux-ci ne restent-ils pas, même régularisés, plus qu'une bénédiction (morale) voire un enrichissement (culturel) une nécessité (économique) ?

    Corollairement, donc : des entreprises françaises étant mises ainsi en difficulté, quel est le nombre de suppressions d'emplois (et non de créations comme il est dit démagogiquement) qui risque de découler de la disparition des immigrés ?

  5. Quelle est la part de ces immigrés dans l'achat des biens de consommation dans notre pays ‹  donc dans le soutien et la stimulation d'une production nationale fragilisée ? À combien se monte la somme annuelle de leurs achats de ces produits (voitures, télévisions, machines à laver, etc.  ‹ sans oublier leur participation au marché du logement dont on nous prouve qu'il est en pleine déprime et dont ils sont, par force, les premiers demandeurs) dans le chiffre d'affaires global du circuit de ces biens en France ? Et cela dans les deux cas de figure : achats dans la perspective de se fixer en France, soit pour un long temps, soit à demeure (étant entendu que ces achats sont d'autant plus importants qu'est laissée la possibilité du regroupement familial) ; et achats destinés à être expédiés au pays, soit pour en gratifier des proches, soit dans un but lucratif.

    Corollairement, donc : combien perdrait l'économie française en se privant de ce marché qui est, par définition, neuf, et s'oppose au marché autochtone qui est saturé ? À combien se monterait la baisse du taux de croissance de l'économie française en cas de non-emploi de ces immigrés ? Celui-ci ne deviendra-t-il pas franchement négatif ?

  6. En mettant un barrage draconien aux demandes de visa dans la majorité du monde ‹ que ce soit le « tiers-monde » ou les pays dits « de l'Est » sans trop faire le tri entre les demandeurs (les services consulaires étant obsédés par les consignes reçues et la peur de faire une « gaffe »), la France a réussi cet exploit de voir le nombre des ressortissants étrangers en général et des étudiants en particulier venus pour un séjour plus long que le circuit des châteaux de la Loire se réduire de façon spectaculaire. Quelle est et quelle sera l'incidence de cet état de fait sur l'avenir de son « rayonnement  » en général et de l'usage de la langue française en particulier ? Quel sens cela peut-il avoir encore de parler de « francophonie » si l'on fait obstacle aux séjours des francophones en France ?

  7. Dans la mesure où le fait d'apprendre, d'étudier ou tout simplement de parler français ne garantit pas la possibilité de résider en France, à quoi sert-il d'entretenir des Instituts français, des Alliances françaises, etc., et a fortiori la coûteuse intitution de la francophonie, qui ne peuvent créer que des frustrés ?

    En poussant à son terme le raisonnement par l'absurde, le pouvoir n'aurait-il pas intérêt, puisqu'il recherche de façon forcenée des économies budgétaires, à fermer ces sources d'attraction vers un pôle désormais défendu et à couper court à des motifs de nostalgie, voire de rancoeur, pour promouvoir, selon le souhait exprimé par le président de la République, des représentations essentiellement commerciales, guidées par les seuls critères économiques, lesquelles devront bien évidemment, si elles veulent être compétitives, s'exprimer dans la seule langue de la compétition : l'anglais ?

Ce sont deux mensonges ‹ au moins par omission  ‹ que je soupçonne ici : le premier consiste à parler de ce que coûtent les immigrés sans chiffrer ce qu'ils rapportent. Le second à fermer les frontières françaises en faisant semblant de croire que cela sera sans incidence sur la présence française dans le monde.
François Maspero, est écrivain.