PAR SAMI NAÏR * | [débat] |
Depuis plus d'une décennie, la question de l'immigration divise l'opinion, les partis politiques et pèse sur les décisions des gouvernements européens. D'une part, parce que les travailleurs immigrés exigent la reconnaissance de droits humains minimums et parce que les pays européens font face à une grave crise de l'emploi, mais encore parce que les migrations sont de plus en plus importantes. Et les gouvernements paraissent aussi incapables qu'impuissants devant ses effets; ni la gauche, ni la droite, ni le libéralisme, ni l'antilibéralisme ne proposent de solutions satisfaisantes. Seule l'extrême droite xénophobe, raciste et fascisante, en usant de l'immigration pour attiser les peurs, les frustrations et la haine de l'opinion publique, tire les marrons du feu. En matière de gestion des flux migratoires, il y a ceux qui préconisent une politique de restriction draconienne et la mise en place de législations qui visent à réduire les nouveaux flux et, de fait, à déstabiliser l'immigration légalement installée (les lois Pasqua sont l'expression achevée de cette façon de voir) ; et il y a ceux qui plaident pour l'ouverture des frontrières et la libéralisation des flux migratoires. La première attitude correspond, mutatis mutandis, à l'esprit des accords de Schengen : la seconde est soutenue autant par les militants de l'ombre, scandalisés par la misère du monde, que les tenants d'un libéralisme intégral en matière de circulation des capitaux et des personnes. En feignant de croire qu'on peut bloquer les flux migratoires par de simples mesures de police, la première attitude fait l'impasse sur la signification historique réelle des migrations. Car, depuis 1975, l'expérience de tous les pays européens démontre l'extrême difficulté d'une stratégie d'endiguement strictement policière de ces flux quand elle ne transforme pas les immigrés en boucs émissaires. La seconde attitude, elle, mérite une discussion approfondie. Elle comporte deux versants : d'un côté, le respect sacré de la liberté de circulation des gens, de l'autre, la cohérence avec la philosophie économique ultralibérale qui prévaut aujourd'hui. Il revient à l'écrivain Mario Vargas Llosa d'avoir résumé cette position de façon aussi talentueuse que provocatrice. Son article, « Les immigrés, bénédiction des pays riches » (Le Monde, 6 septembre 1996) est salutaire non seulement parce qu'il vient d'un auteur qui s'était jusque-là plus distingué dans la défense des banquiers que des damnés de la terre, mais encore parce qu'il fournit un écho exceptionnel à des thèses peu en vogue aujourd'hui. Vargas Llosa rappelle donc quelques vérités simples : que la recherche d'une vie meilleure qui favorise les déplacements est un droit naturel ; que l'émigration correspond à la circulation des marchandises ; que les immigrés créent du travail au lieu d'en enlever ; que les politiques répressives minent l'Etat de droit dans les pays d'accueil en favorisant la montée du racisme ; que, d'une certaine façon, accueillir les immigrés revient à fournir la meilleure « aide » possible aux pays d'origine. Ces thèses le conduisent à prôner l'ouverture des frontières. Inutile de dire qu'une prise de position si courageuse mérite le plus grand respect. Mais il convient cependant de s'interroger sur sa faisabilité.
En effet, Vargas Llosa est là cohérent avec la défense du libéralisme économique dont il est l'un des représentants les plus radicaux. L'émigrant est ici considéré comme une marchandise parmi d'autres, en droit de se présenter partout sur le marché mondial. Sur le marché, les travailleurs se définissent par l'offre de leur force de travail et les patrons par leur pouvoir d'achat de cette force. L'avantage comparatif des pays du Sud réside dans cette offre de force de travail tandis que celui des pays riches réside dans la disposition des capitaux. Ce sont les pays acheteurs de cette force, selon Vargas Llosa, qui tirent le plus profit de cette situation.
Or, c'est précisément pour cette raison qu'on ne peut accepter la position qu'il défend. L'ouverture totale des frontières n'est bonne ni pour les pays riches aujourd'hui ni pour les pays pauvres. Bien sûr, en fermant les frontières, la position des pays riches n'est pas commandée par la solidarité avec les pays pauvres mais par les seuls impératifs d'un marché du travail saturé. Pourtant, le fait est que, au-delà de cette situation conjoncturelle, les flux migratoires sont toujours et d'emblée une perte d'abord pour le pays d'origine. Le système qui a nourri et éduqué les candidats à l'émigration ne profite pas de cet investissement. Plus encore, l'émigration tend aujourd'hui à se transformer dans sa composition sociologique : ce ne sont plus seulement les « ruraux déruralisés » qui émigrent, ce sont aussi, et de plus en plus, les diplômés et des secteurs entiers des couches moyennes de pays du Sud. En France, en Angleterre, en Italie, en Allemagne, des milliers d'étudiants boursiers de leurs gouvernements restent dans le pays d'accueil, une fois leurs études terminées. Et ces pays, si sévères pour accorder l'asile aux travailleurs sans qualification, n'hésitent que rarement à ouvrir leur porte aux « bons » immigrés qualifiés. Ici, plus que partout ailleurs, la loi de l'offre et de la demande en matière d'immigration joue contre les pays pauvres. Faut-il ajouter que l'immigration illégale ou même temporaire est utilisée, contrairement à ce que dit Vargas Llosa, non pas seulement pour faire des travaux dont les « autochtones » ne veulent pas, mais bien parce que les auto-chtones ne veulent pas faire ces travaux au prix imposé par les employeurs. Ainsi les immigrés sont-ils à la fois sous-payés et utilisés pour faire baisser le prix de la force de travail. Situation doublement néfaste : pour les immigrés et pour les salariés du pays d'accueil. Le véritable drame, c'est que les immigrés n'ont jamais été tenus pour une source d'accroissement de la population (ce qu'ils sont), mais comme une marchanbdise livrée aux aléas du marché. C'est pourquoi les nouveaux flux sont aussi anarchiques que livrés à l'hétérogénéité des politiques nationales. Sur les 16 pays européens, pas un n'a la même politique en la matière. Or l'émigration n'obéit plus aux vieilles règles d'antan : elle n'est plus seulement de travail mais tend à devenir familiale et d'installation définitive. Il s'agit d'un véritable déplacement de populations liés à la mondialisation du libéralisme. Pour faire face à cette situation, il est temps de sortir des schémas simplistes et de l'indignation morale. D'une part, les pays riches devraient se mettre d'accord pour avoir, à l'égard des flux migratoires, une politique commune. Celle-ci devrait s'élaborer dans le cadre d'une vision globale qui prenne en compte autant les intérêts du pays d'accueil que ceux des immigrés et de leurs pays d'origine. L'immigration devrait offrir ainsi une occasion historique pour favoriser un véritablement codéveloppement entre pays concernés, lequel devrait être organisé, rationalisé et accepté comme une donnée inéluctable. Les pays d'accueil devraient engager à l'égard de leur opinion une vaste campagne d'information pour expliquer la signification des flux migratoires ; stabiliser les immigrés légalement installés ; régulariser la situation de ceux qui y ont manifestement droit ; organiser des politiques d'accueil aux frontières dans les limites disponibles d'un marché du travail transparent ; lutter, enfin, contre les employeurs « clandestins ». À l'avenir, ils devraient favoriser des émigrations d'alternance pour les travailleurs et les cadres engagés pour des périodes déterminées dans le pays d'accueil et dont le salaire devrait être pour une part versé dans le pays de départ ; ils devraient aider à la création de structures pour faciliter les transferts de fonds vers le pays d'origine afin d'y favoriser le développement. Ainsi les immigrés marocains en Europe avaient-ils, en 1993, transféré l'équivalent de 7 milliards de francs, représentant 23% des recettes courantes du Maroc, somme deux fois plus élevée cette année-là que les recettes du tourisme ou des phosphates de ce pays. Durant les années 80, ces transferts avaient déjà couvert entre 20 et 40% des importations totales du Maroc. Imaginons ce qu'une banque pour l'investissement dans le pays d'origine, en orientant ces fonds vers des investissements productifs, aurait pu faire en matière de création d'entreprises et d'emplois ! Seule une politique réfléchie des pouvoirs publics peut donc aujourd'hui relever ce défi. Car le marché, lui, n'obéit pas aux intérêts de la société mais à l'accroissement du profit. Vargas Llosa a raison : l'immigration est une bénédiction. Mais elle doit l'être pour tous. C'est ainsi, et seulement ainsi, que l'immigration, en échappant au cercle vicieux de la répression policière et du libéralisme outrancier, peut devenir une forme moderne, civilisée, de coopération entre pays pauvres et riches.