Les sans-papiers, d'hier à aujourd'hui,
pour une mémoire collective de l'immigration

Mogniss H. Abdallah

 
Ce texte est paru dans "SANS PAPIERS - Chroniques d'un Mouvement", co-édité par Reflex et l'agence IM'média (1997) 50F. Nous remercions l'auteur et les éditeurs de nous avoir autorisés à le reproduire ici.

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« Et toi féroce Africain, qui triomphe un instant (...) rentre dans le néant politique auquel la nature elle-même t'a destiné. Ton orgueil atroce n'annonce que trop que la servitude est ton lot. Rentre dans le devoir et compte sur la générosité de tes maîtres. Ils sont blancs et français ». Cette éructation, d'un certain B. Deslozières contemporain de Napoléon, annonce la volonté de réinstaurer la « loi du sang », le Code Noir, et de gommer ainsi des mémoires des Noirs, et de leurs rêves si possible, la moindre trace d'une possibilité de révolte. Nous sommes au tout début du XIXème siècle, l'esclavage est rétabli dans les colonies des Antilles en réaction à la révolte de Saint-Domingue, les Noirs et les métis sont interdits de séjour sur le territoire métropolitain, et ordre est donné de renvoyer les étudiants d'origine africaine de l'Ecole polytechnique de Paris[1]. De l'histoire ancienne ? Certes. On dit que l'Histoire ne se répète pas. Reste un état d'esprit...

Avec la lutte des sans-papiers et la remise en cause de la carte de résidence de plein droit, la société française redécouvre la réalité de l'immigration, avec ses galères de papiers pour le droit au séjour. On avait fini par l'oublier pour n'en retenir qu'un aspect, le racisme, comme si l'immigration était devenu un phénomène résiduel, désintégrable dans le creuset français au terme d'un processus plus ou moins heurté de naturalisation. Pourtant, l'immigration - plurielle - a une longue histoire derrière elle, marquée par des luttes sociales, culturelles et politiques pour asseoir son droit de cité dans la société française. Mais force est de constater que la transmission des expériences passées a du mal à se faire, bien que le besoin de reconstituer la mémoire collective de l'immigration s'exprime avec de plus en plus d'insistance.

A travers le prisme des politiques d'expulsion du territoire français, révélatrices de la situation d'infra-droit des immigrés, il nous a semblé important de rappeler quelques grandes phases de ces luttes depuis les années 70, pour aboutir à un statut de résident de plein droit. Ce rappel qui ne saurait être exhaustif, devrait contribuer à relier les acteurs de cette histoire encore trop fragmentée, à l'heure où les sans-papiers de l'ère Pasqua semblent tomber du néant, tels des orphelins de l'histoire.

De la « neutralité » à l'engagement, « ici et maintenant »

La politique d'expulsion a changé de nature à la fin des années 60. Jusque-là, les expulsions étaient en grande partie liées à la situation du marché du travail et permettaient de renvoyer massivement les travailleurs immigrés quand il n'y avait plus besoin d'eux. Avant les années 60, l'Etat français expulsait bien sûr aussi pour motif politique les militants des mouvements anti-colonialistes et anti-impérialistes, mais c'est l'expulsion de Daniel Cohn-Bendit après Mai 68 qui a ouvert la nouvelle donne qui nous intéresse ici : l'expulsion pour « trouble à l'ordre public », mélange de délinquance sociale « made in France » et de délit (d'opinion) politique. Les immigrés commencent à s'impliquer dans la société française, conscients d'être un maillon important de son fonctionnement. Ils se départissent lentement mais sûrement de « l'obligation de réserve » et de « neutralité » jusque-là respectée par souci de non-ingérence dans les affaires d'un pays encore considéré comme lieu de passage.

Ils s'engagent dans des luttes contre le racisme et les conditions de vie dans les bidonvilles et les cités de transit, mais aussi dans les grèves d'usine, sans oublier l'engagement anti-franquiste, anti-salazariste ou pro-palestinien.

Cet activisme politique sera pour certains sanctionné dans les années 70 par des mesures d'expulsion du territoire prises au nom du non-respect de « la stricte neutralité politique qui s'impose aux étrangers en France ». C'est le grief prononcé en 1971 à l'encontre de Laureta Fonseca, une mère portugaise de cinq enfants qui bougeait avec les habitants portugais du bidonville de Massy ( Essonne ) pour obtenir leur relogement. Laureta avait participé à l'occupation de la mairie avec des habitants et des militants français, parmi lesquels les maos du groupe de défense Secours Rouge. La veille de sa comparution devant la commission d'expulsion à la préfecture, 1.500 personnes manifestent pour la soutenir. Face à la pression, la préfecture lui accorde un sursis qui sera reconduit d'année en année.

En octobre 71 à Amiens, Sadok Djeridi, un travailleur tunisien qui venait de faire venir sa femme et ses enfants, reçoit lui aussi un avis d'expulsion. Cette fois-ci, pas de motivation politique. Sadok s'insurge contre cette injustice. Il explique simplement : « Mes gosses sont ici, ma femme aussi. Je suis ici, j'y reste ! » Emu par la grève de la faim de soutien organisé par un comité anti-raciste constitué à l'initiative du Secours Rouge, il entame à son tour un jeûne. D'autres grèves de la faim tournantes sont déclenchées, spontanément, ponctuées de meetings et des manifestations. Sadok obtient sa carte de travail. Le mouvement de soutien apparu sur son lieu de travail permettra par la suite une lutte pour les papiers et pour le droit à la sécurité sociale des travailleurs immigrés dans sa boîte.

1972-75 : luttes autonomes contre les crimes racistes, les expulsions, et pour la régularisation des sans-papiers

En octobre 72 à Paris, Fawzia et Saïd Bouziri se voient enjoindre de quitter sous huitaine le territoire français. Motif invoqué : retard dans la demande de renouvellement de leur carte de séjour. En fait, ils paient pour leur activité politique. On leur reproche d'avoir manifesté en soutien aux Palestiniens, et d'avoir participé à la campagne contre le meurtre du petit Djillali le 25 octobre 71 à la Goutte d'Or. Cette campagne, à l'origine de la première manifestation immigrée d'importance à Paris depuis le massacre du 17 octobre 61 - 200 manifestants algériens tués[2] -, est sans doute avec les comités Palestine le point de départ d'un nouveau mouvement politique de l'immigration capable de mobiliser de manière autonome à la fois les immigrés et les intellectuels français. Le comité de soutien aux Bouziri en témoignera. Après une grève de la faim et une manifestation, la mesure d'expulsion sera levée. Le comité se transforme alors en Comité de Défense de la Vie et des Droits des Travailleurs Immigrés. Le CDVDTI interviendra par la suite pour la vérité sur la mort de Mohamed Diab, assassiné dans un commissariat de Versailles. Il fait cause commune avec le MTA, le Mouvement des Travailleurs Arabes, qui organise en 73 une grève générale contre les assassinats racistes, très suivie en région parisienne et surtout en Provence. Auparavant, le CDVDTI et le MTA avaient joué un rôle déterminant dans la mobilisation contre les circulaires Marcellin-Fontanet, liant la question des papiers et celle des expulsions. Les nombreuses grèves de la faim secouant le pays entre octobre 1972 et janvier 1975, aboutiront d'abord aux « mesures Gorse » de juin 1973 qui prévoient la régularisation pour raisons « humanitaires » des clandestins entrés en France avant une certaine date, puis finalement à l'annulation partielle des circulaires incriminées par le conseil d'Etat.

Tout au long de ces luttes, la plupart des camarades français critiqueront à la fois les formes d'action et les objectifs politiques des immigrés. Ils dénoncent « l'irresponsabilité » face aux risques encourus par l'action radicale (occupations de lieux publics, manifs spontanéistes sans service d'ordre, dangers pour la santé des grévistes...). Les formes spécifiques de popularisation, comme le fait de se donner rendez-vous à la sortie des mosquées, sont présentées comme une division de la classe ouvrière. Pour couronner le tout, les immigrés sont gratifiés du label d'« apolitisme », de réformisme à courte vue ou de triomphalisme excessif. Le CDVDTI se verra ainsi reprocher de vouloir contenir le mouvement contre la circulaire Fontanet dans un cadre « infra-politique » dans le but d'une adhésion humanitaire large, sur une revendication unique (la carte de travail) et, pour finir, il est accusé de chercher à brader le mouvement après le succcès des négociations avec le pouvoir. A croire que les immigrés ne sont décidemment pas capables de reconnaître l'intérêt général, ni même de diriger leurs propres luttes. Pourtant, les résultats sont là : la CFDT soutient la régularisation, mais il aura fallu que trois Tunisiens viennent entamer une grève de la faim dans les locaux-mêmes de la centrale : des mesures gouvernementales concrètes sont obtenues ; un mouvement immigré autonome capable de gagner a émergé, et il rebondira sur de nouvelles luttes sociales et culturelles dans les années suivantes. A l'issue d'un colloque national de l'immigration tenu les 15 et 16 février 1975, le CDVDTI, le MTA, le GISTI et d'autres organisations françaises déclarent dans une motion finale : « Notre objectif : coordonner les différents comités de soutien apparus au cours des dernières luttes pour qu'ils soient un instrument de l'unité de tous les travailleurs, tant vis-à-vis des organisations françaises que vis-à-vis des mouvements autonomes de l'immigration ».

Le retour des expulsés des foyers Sonacotra

L'Etat ripostera souvent au renouveau des luttes immigrées par des expulsions collectives. En plein mouvement contre les circulaires Marcellin-Fontanet, plusieurs sans-papiers, dont des grévistes de la faim tunisiens, sont expulsés. Pour casser la grève des loyers étendue à des dizaines de foyers Sonacotra dans toute la France, le ministre de l'intérieur Poniatowski envoie le 16 avril 76 les CRS et expulse dix-huit délégués du Comité de Coordination, Maghrébins, Portugais et Maliens. Motif, formulé par Giscard : « violences et voies de fait vis-à-vis du personnel d'encadrement des foyers ». 18.000 personnes manifesteront de l'est parisien à Barbès et les recours déposés par les avocats et les délégués des résidents permettront le retour de Moussa Konaté, soutenu par la CGT, puis des autres expulsés. Le Conseil d'Etat déclare l'expulsion illégale. Les responsables du comité de coordination ont pris eux-mêmes à bras-le-corps les problèmes juridiques. Des militants comme Assane Ba deviendront d'éminents juristes, mis à contribution à chaque nouveau projet de loi concernant l'immigration, pour éplucher les textes et pour imaginer la contre-offensive[3]. Et il va y avoir du travail sur la planche car les textes et contre-textes législatifs vont pleuvoir tout au long des années 70 et 80.

Jusqu'au milieu des années 70, les expulsions connues concernaient surtout les immigrés de la première génération. Mais les expulsions de leurs enfants vont se multiplier dès l'adolescence. Les banlieues ouvrières baignent dans l'ambiance d'une crise économique endémique : alors que le chômage guette les travailleurs français et immigrés, les jeunes de la seconde génération sortent de l'école sans perspective de travail. Ils n'ont d'ailleurs aucune intention d'aller trimer à l'usine comme leurs parents, et manifestent un certain mépris de l'ordre social réglé sur le rythme de l'usine. La démerde, la vie nocturne et la flambe des jeunes deviennent un mode de vie en conflit ouvert avec le train-train quotidien métro-boulot-dodo. Désormais, l'image du délinquant basané s'installe et le jeune immigré devient la cible du délire sécuritaire qui gangrène l'opinion publique.

Qu'à cela ne tienne : embastillez-les, puis expulsez-les ! Le problème, c'est que les jeunes immigrés se considèrent ici chez eux, et celà même s'ils n'ont pas encore la nationalité française. Quand on les expulse, ils prennent tous les risques pour revenir, clandestinement. Le plus souvent sans se soucier des recours juridiques possibles. Ils n'ont d'ailleurs aucune confiance dans la justice. Les quelques décisions censées faire jurisprudence restent lettre morte, comme l'arrêt Dridri du 21 janvier 1977 qui « condamne tout recours automatique à l'expulsion au seul motif que l'intéressé a fait l'objet d'une condamnation pénale ». Les chiffres concernant les jeunes expulsés à cette période parlent d'eux-mêmes : de 5.380 en 1977, ils passent à 8.000 en 1980.

Les jeunes immigrés face à l'expulsion

A la fin des années 70, une sorte de réseau de groupes informels aide les expulsés dans les cités. Les lascars consolident souvent leurs liens autour de la prison, antichambre de l'expulsion. Simultanément, des groupes de jeunes immigrés comme « week-end à Nanterre » ou le « collectif Mohamed » à Vitry expriment sous des formes culturelles empruntées à la contre-information leurs aspirations à vivre dans la société française tels qu'ils sont. Sans angélisme ni diabolisation. Dans ce cadre, ils organisent des actions publiques, avec les rescapés de l'aventure révolutionnaire de mai 68, des militants chrétiens, ou encore avec les ASTI(Associations de Solidarité avec les Travailleurs Immigrés). Les comités anti-expulsion ad hoc, qui obtiennent l'annulation de plusieurs décisions d'expulsion de jeunes, renforcent des réseaux qui donneront naissance aux premières coordinations de jeunes immigrés, à l'instar de Rock against Police.

La situation des jeunes expulsés amène des hommes d'église comme François Lefort et Christian Delorme à les aider, à Nanterre, à Lyon et jusqu'en Algérie. Ne pouvant plus supporter cette injustice faite à des jeunes avec lesquels il s'est lié d'amitié, Christian Delorme décide une grève de la faim illimitée avec Jean Costil et un ex-expulsé, Hamid Boukhrouma. Et celà malgré les réprobations multiples de ceux qui estiment que « ce n'est pas le moment ». Nous sommes à la veille des élections présidentielles de mai 1981. Mitterrand, qui est donné gagnant, soutiendra la grève de la faim en déclarant le 17 avril 81 : « C'est une atteinte aux droits de l'homme que de séparer de leur famille et d'expulser vers un pays dont bien souvent ils ne parlent même pas la langue, des jeunes gens nés en France ou qui y ont passé une partie de la jeunesse. Ces pratiques sont inacceptables. Si je suis élu président de la République, je demanderais au gouvernement d'y mettre immédiatement fin et de présenter les dispositions législatives nécessaires pour que nul désormais ne puisse y avoir recours ».

La double peine : prison + expulsion

Effectivement, les expulsions seront immédiatement suspendues au lendemain du 10 mai 1981, et une nouvelle loi adoptée dès l'automne intègre des « catégories protégées » de l'expulsion, en particulier les jeunes et les résidents de longue date. Mais entretemps, les fameux rodéos des Minguettes remettent en selle une droite K.O suite aux élections. A l'unisson avec les syndicats de police, la droite réattaque sur l'expulsion des « délinquants immigrés qui défient l'autorité de l'Etat » dans les banlieues. Elle sera bientôt rejointe par Charles Hernu, maire de Villeurbanne et ministre de la défense, ainsi que par Gaston Deferre, maire de Marseille et ministre de l'intérieur. La législature socialiste grignotera les acquis de 81, notamment en baissant la barre au-dessus de laquelle l'expulsion est possible. Par ailleurs, l'explosion de la drogue dans les années 80 permettra l'application de l'art L 630-1 du code de la santé publique, un texte du 31/12/1970 qui introduit pour les étrangers, en plus de la sanction pénale, l'interdiction du territoire, temporaire ou définitive (ITF ou IDTF).

A force de ferrailler avec la droite sur le degré d'humanité ou de répression qui rend l'expulsion acceptable ou non, la gauche en oublie la question de principe : la notion même de la double peine est discriminatoire, en ce sens qu'elle déroge à un principe fondamental du droit républicain, l'égalité devant la peine[4]. Le droit à l'égalité tant proclamé implique l'abolition pure et simple de cette double peine, et non des aménagements pour raisons humanitaires.

L'action contre les premières lois Pasqua en 1986

Quand la droite revient aux affaires en mars 86, elle s'empresse de rétablir l'autorité administrative en matière d'expulsion, et remet en cause les catégories protégées. Dans la cacophonie générale, Djida Tazdaït et Nacer Zaïr entament à Lyon une grève de la faim contre le nouveau projet de loi sur le séjour des étrangers, bien connu sous le nom de loi Pasqua, pour le maintien des catégories non-expulsables et du plein droit à la carte unique de dix ans. Christian Delorme rejoint aussitôt cette grève par solidarité. Il reste ainsi pleinement fidèle à ses engagements et règle un compte avec lui-même. Suite à sa grève de 81,  «une attitude paternaliste, un manque de confiance dans leurs capacités à lutter », qui a parfois « court-circuité »  des initiatives d'auto-organisation comme Rock Against Police. Pour la grève de Djida et Nacer, il apporte aussi une médiation non négligeable avec l'église, Monseigneur Decourtray acceptant avec Cheikh Abbas de la Mosquée de Paris de les relayer auprès des autorités. Cette grève qui s'est terminée à la veille de l'ouverture du débat parlementaire sur le projet de loi a, au-delà de quelques concessions gouvernementales, surtout eu le mérite de remobiliser le mouvement beur mis à mal par le lancement en fanfare de SOS Racisme puis de France Plus. Les comités constitués pour la circonstance dans une douzaine de villes et les différentes tentatives de fédération nationale des centaines d'associations apparues après la Marche pour l'Egalité de 1983 et Convergence 84, comme Mémoire Fertile ou Résistance des Banlieues, porteront avec plus ou moins de succès l'exigence d'une nouvelle citoyenneté et de justice pour tous. D'autres s'inscriront plus directement dans l'arène politique.

Tchao l'immigration ?

Pour beaucoup, la mobilisation contre la loi Pasqua de septembre 1986 ne fut qu'un intermède, la réponse du berger à la bergère. On se souvient de l'affaire des 101 Maliens expulsés par charter spécial. La gauche réagira par sursaut d'orgueil, mais la déroute du gouvernement Chirac sur le front étudiant occultera la lutte contre les expulsions. Tchao l'immigration. A l'instar de Malik Oussekine, l'étudiant modèle assassiné par les pelotons voltigeurs motorisés lors des manifs étudiantes de 86, les jeunes issus de l'immigration sont désormais Français. Les Jeunesses Communistes mèneront bien quelques actions spectaculaires contre les expulsions de jeunes lycéens. Serge Mitolo est libéré in extremis par ses amis de Bagnolet lors d'une manif à Roissy. Il était sur le point d'embarquer pour le Congo. A Marseille, cinq militants des JC sont condamnés par la justice pour avoir empêché l'expulsion d'un copain. Ailleurs en province, les collectifs anti-expulsions continuent de s'occuper de cas individuels. Mais avec le retour de la gauche au pouvoir en 1988, la lutte anti-expulsion est passée de mode. Après l'adoption de la loi Joxe, brocardée par la droite comme « la loi des associations », le « collectif des 120 contre la loi Pasqua », regroupé autour de la Ligue des Droits de L'Homme, se dissout, se contentant de quelques recommandations de vigilance. Les « catégories protégées » sont bien réintroduites dans l'article 25, mais plus personne ne se soucie des questions laissées en suspens, ni même des milliers de victimes de la loi Pasqua. Contrairement à 81, le retour des expulsés ne fait plus partie des préoccupations ambiantes.

C'est dans ce contexte que se constitue en 1990 le comité national contre la double peine. Les associations rechignent à « défendre des délinquants ». Qu'à celà ne tienne : le comité les interpellera sans ménagement, s'organise de façon autonome et se forme sur le plan juridique. Il bataillera ferme pour l'abrogation de la double peine, qui concernerait 20.000 personnes environ, et obtient après une grève de la faim collective à Paris quelques modifications de loi, parmi lesquelles le retour à la possibilité d'un relèvement d'interdiction du territoire[5]. L'ITF, en principe, n'est alors plus applicable aux « catégories protégées ». L'administration contourne cet obstacle par l'expulsion en « urgence absolue ». Les demandeurs d'asile déboutés, de plus en plus nombreux (ils seraient plus de 100.000), commencent eux-aussi à réagir face aux menaces d'expulsion. En avril 1991, 25 Turcs et Kurdes se mettent en grève de la faim à Bordeaux pour leur régularisation immédiate et collective avec l'octroi d'une carte de dix ans. Ils bénéficient du soutien du réseau d'information et de solidarité composé des associations, et le mouvement de grève de la faim s'étend à Paris, Fameck, Val-de-Reuil, Strasbourg, St-Dizier, Mulhouse etc... Au bout de 50 jours, le gouvernement se décide à nommer un médiateur, alors que la police tente d'hospitaliser de force les grévistes. La résistance a payé, les grévistes seront régularisés. Le 23 juillet 1991, une circulaire de J.L Bianco, ministre des affaires sociales, permet la régularisation des demandeurs d'asile déboutés présents depuis au moins trois ans. 15.000 à 20.000 déboutés seront régularisés. Les autres sont renvoyés à la clandestinité ou à l'expulsion. Le gouvernement Cresson renoue avec les charters et les contrôles policiers dans les quartiers reprennent de plus belle. Cette situation préfigure le 18 mars 1996 : parmi les réfugiés de St-Ambroise, il y avait plusieurs déboutés du droit d'asile, laissés pour compte de 1991. L'actualité est rattrapée par l'histoire.


Notes

[1] cf. Louis Sala-Molins, Le Code Noir ou le calvaire de Canaan, PUF - 1988.

[2] cf. « Le Silence du Fleuve », livre + film de Mehdi Lallaoui et Anne Tristan, Au Nom de la Mémoire, 1991.

[3] cf. Assane Ba, « Une histoire collective » in Plein Droit no 29-30, novembre 1995.

[4] cf. « France : l'égalité devant la peine remise en cause », Christian Bruschi in « Double peine, c'est reparti », bulletin du comité, février 1992

[5] loi Sapin du 31/12/1991.