17 juillet 1996 : projet de plaidoirie par Madjiguène Cissé [sans-papiers]

(Procès de Niakaté Diagui)
 
Monsieur le Président,

Le respect que je dois à votre cour explique que par déférence et par exactitude, sans détours, sans haine, sans rancoeur, je substituerai devant vous le Nous qui désigne la communauté de sort des sans-papiers par un Je qui reste solidaire.

Accordez-moi alors, par dérogation à vos usages, ma position de porte-parole des sans-papiers. Si vous me le permettez, je parlerai donc au féminin singulier.

Monsieur le Président,

Je plaide coupable, coupable de porter mon espoir sur la France, coupable d'y être venue me réfugier, coupable d'avoir choisi d'y travailler, d'y élever mes enfants, coupable de ne pas y être reconnue entièrement et coupable d'être sans-papiers.

Monsieur le Président,

Les Immigrés, dont vous avez à juger aujourd'hui des relations conflictuelles avec l'administration sont pour la plupart venus de pays africains francophones, anciennement colonies françaises. Depuis les trocs sur les comptoirs coloniaux échangeant bibelots, alcools ou armes à feu contre épices, minerais, bêtes ou récoltes diverses, jusqu'à la dernière guerre mondiale, en passant par les États-Généraux où déjà la colonie du Sénégal présenta ses cahiers de doléances, nos pays ont eu partie liée avec la France. Sans parler de l'épisode dramatique de la traite des nègres, des multiples sacrifices consentis à chaque guerre qu'a eu la France, la récente dévaluation du FCFA, conséquence directe des plans d'ajustement structurels, la France a suggéré, et influencé les politiques de nos pays. Au delà de l'usage du français comme langue, nous partageons avec votre pays tout un pan de son histoire récente. Et c'est pour cela que nous considérons nos pays un peu comme des prolongements, car les décisions qui les administrent nous semblent provenir d'un même endroit. Or il n'y a plus de politique sociale au Mali ou au Sénégal, en Guinée ou au Congo. Il n'y a plus d'infrastructures pour apprendre, se soigner, travailler.

Ne serait-il donc pas logique et juste qu'ayant partagé vos peines et vos douleurs, nous puissions panser nos plaies ensemble en période faste comme en période de vaches folles.

Ne serait-il pas logique et juste que manquant de médicaments puisque les programmes d'ajustement ont réduit à la portion congrue toute politique sociale nous cherchions à nous soigner, à soigner nos enfants en France.

N'est-il pas juste et logique, que vu le refus d'alternance au pouvoir, de droit à l'expression, doutant d'un changement rapide, pressé par la faim, la maladie, inquiète de l'avenir de nos enfants, soucieuses de l'excision de nos filles, redoutant parfois la polygamie devant l'insuffisance de la protection de nos droits, n'est-il pas juste et logique que nous cherchions refuge auprès de ce pays pour lequel nos ancêtres ont versé leur sang, dans la Somme, comme en Normandie, à Verdun, en Indochine, en Algérie. Après y avoir saigné peut-on nous refuser d'y transpirer et de jouir du fruit de notre labeur.

Quand après les attendus de votre jugement, vous direz votre verdict, soyez assurés que c'est avec sérénité mais non sans émotion que nous sortirons de cette salle et écrirons nos lettres à nos parents restés au village. Et selon votre verdict, votre décision, nous pourrons leur dire si le forage du puits peut se poursuivre, si le dispensaire sera pourvu en médicaments et l'infirmier payé, si l'école du village aura des tables-bancs, si le chemin principal pourra être dallé, si la case commune aura un toit ou si la maternité pourra avoir une couveuse.

Peut-être tout ceci est-il pesant ? Mais nous venons de pays où l'état s'est désengagé, contraint par l'austérité et l'endettement et où un seul parpaing n'a pas été ajouté aux bâtiments construits du temps de la colonisation. Alors le poids du progrès social pèse sur l'immigration.

Selon votre verdict, Monsieur le Président, nous comprendrons si l'on désire nous éloigner pour faire de plus grandes parts quand après la guerre et la reconstruction, le dur labeur vient le temps des récoltes. Quand la France manquant de bras pour faire la guerre a eu besoin de nos grands-pères, Blaise Biagué alors député, fit le tour de l'Afrique française pour convaincre les chefs d'envoyer leur fils se battre car, disait-il, « En versant le même sang, nous aurons les mêmes droits. »

Selon votre verdict, Monsieur le Président, nous pourrons dire s'il s'était trompé ou s'il a été clairvoyant. Vous pouvez accorder notre expulsion, celle de la famille Niakaté et la renvoyer à la sécheresse, au manque de soins et qui sait à la détresse. Vous pouvez aussi l'interdire au nom de plus sains principes que vous connaissez mieux que moi.

S'ils partent, s'ils ne reviennent pas, d'autres reviendront, car nos parents ont besoin impérieusement de nos mandats. Et je crains fort que cela ne dure tant que nos pays seront privés de cette souveraineté réelle et non symbolique qui orientera nos efforts en vérité vers la construction nationale avec une réelle volonté politique sans laquelle l'aide la plus généreuse ne peut nous faire avancer. Car la seule aide qui vaille est celle qui cherche à ne plus être besoin.