Cette sphère publique critique qui émerge

par Albert Levy [débat]


lemonde du mercredi 26 février 1997 (Horizons-débats).

DEVANT la montée du Front national et ses conquêtes municipales successives, ses prises de position antirépublicaines et ses agressions contre la culture, on ne peut que constater l'impuissance des responsables politiques à endiguer ces phénomènes. Face à la question lancinante de l'immigration, on reste consterné par la réponse qu'apporte les pouvoirs publics.

Si à cela on ajoute la croissance inexorable du chômage et la précarisation de l'emploi, où, là encore, on observe une incapacité des politiques successives à renverser la tendance, on comprend alors la crise de confiance qui traverse la sphère du pouvoir politique et la démoralisation qui gagne peu à peu les Français.

On assiste aujourd'hui à de profondes transformations de la société française : sphère privée, société civile (mutation du monde du travail et des structures économiques) et famille (éclatement des formes traditionnelles). Mais aussi à une évolution inquiétante de la sphère du pouvoir politique, qui se manifeste par une crise multiforme largement analysée et commentée : crise de la représentation politique (dérive vers une démocratie acclamative, rupture du lien civique entre électeurs et élus, multiplication des scandales, corruption, népotisme...), crise de la classe politique (constitution d'une « noblesse d'Etat » coupée de la société), crise des élites (distance avec la société, incapacité à répondre aux problèmes), crise des structures centralisées (essor des revendications locales, régionales, fédérales...), crise de la citoyenneté (exclusion, abstentionnisme croissant, extrême droite antirépublicaine).

Devant l'inefficacité et l'incohérence des politiques suivies face à ces problèmes, et devant ces bouleversements et ces crises qui secouent les sphères privée et publique de la société, on relève depuis quelque temps l'émergence de ce que l'on pourrait appeler une « sphère publique critique intermédiaire » - située entre les deux autres -, une chance peut-être pour le renouvellement de la citoyenneté et le réveil de la démocratie.

Cette sphère intermédiaire émergente se constitue et s'organise autour de l'action critique, civique, cognitive et revendicative de nombreux agents et acteurs sociaux, issus surtout de la société civile : une presse d'investigation énergique, un pouvoir judiciaire actif en quête d'indépendance, une multiplication des clubs de réflexion et des lieux de débat (comme les Etats généraux du mouvement social), des centres de production de savoirs nouveaux, des formes et des interventions artistiques inédites en rupture avec les modes et le marché, des mouvements sociaux spontanés, une dynamique associative forte (prolifération des associations d'habitants, d'usagers, des comités de quartiers, Droit au logement, etc.), l'essor d'une économie parallèle solidaire (développement des services de proximité), des expériences nouvelles de démocratie municipale, des formes nouvelles de résistance sociale contre l'iniquité de certaines lois. Au total , une constellation d'actions et de mouvements qui témoignent d'une certaine vitalité sociale et d'un sursaut démocratique salutaire.

L'autonomie et le développement de cette sphère publique critique ainsi que l'articulation de ses multiples manifestations sont des conditions essentielles de son efficacité. Il faut donc oeuvrer à sa consolidation et à son renforcement, car cette nouvelle sphère se heurte à de nombreuses difficultés nées, entre autres, de la prise de conscience de son existence et de sa cohérence. Comment échapper au marché et à ses lois ? Comment contourner la récupération par le pouvoir ? Enfin, et surtout, comment cette sphère publique critique va-t-elle évoluer vis-à-vis de la sphère du pouvoir politique ? Parviendra-t-elle à la subvertir et à la transformer ou sera-t-elle à son tour absorbée et neutralisée ?

Son objectif est de trouver une nouvelle médiation entre la société et l'Etat en dépassant les formes institutionnelles actuelles, anachroniques et sclérosées, et les pratiques politiques qui en découlent enfin sur une nouvelle citoyenneté plus active. C'est pourquoi l'affirmation et l'extension de cette sphère publique critique intermédiaire est sans doute une chance à saisir.

Face aux dysfonctionnements de notre systèrme politique et aux bouleversements qui affectent la société, l'émergence de cette spère publique critique apporte, dans le pessimisme ambiant, quelques raisons d'espérer.


Albert Levy est chercheur au CNRS (Laboratoire théorie des mutations urbaines, Institut français d'urbanisme, Paris VIII)..