Géopolitique de l'immigration

par Jacques Attali [débat]


lemonde du mardi 4 mars 1997 (Horizons-débats).

QUE serait aujourd'hui la France, que sera-t-elle demain sans l'immigration ? C'est à ces questions qu'il faut d'abord répondre, si on ne veut pas se laisser entraîner dans le jeu nauséabond de l'extrême droite. Et on ne peut le faire qu'en replaçant l'immigration dans le contexte des prochaines mutations géopolitiques où se joueront la paix et la guerre au XXIè siècle.

Que serait la France sans l'immigration ? Un pays viellissant de quarante millions d'habitants, dont le niveau de vie serait beaucoup plus bas qu'il ne l'est aujourd'hui. Les immigrés, pour la plupart issus des choix géopolitiques antérieurs de la France, lui ont en effet apporté leur travail, leurs revenus et leurs impaôts. Leurs enfants, nouveaux Français, ont crée des emplois en consommant et des entreprises. Et qu'on ne parle pas légèrement des clandestins : il y a bien plus de Français travaillant au noir que d'immigrés en situation illégale. De plus, en étant accueillante, la France a conduit les autres pays à l'être aussi avec les Français, qui sont plusieurs millions à vivre à l'étranger et à y promouvoir les exportations françaises.

Au total, le statut géopolitique actuel de la France, quatrième puissance de la planète, est le résultat de sa politique d'immigration, elle-même conséquence de ses choix géopolitiques antérieurs.

Que deviendrait demain la France sans l'immigration ? Dans l'avenir, on assistera à une formidable accélération à la surface de la planète, retour du nomadisme. Des dizaines de millions de personnes changeront de pays chaque année. C'est là une des conséquences majeures de la victoire sans appel de la démocratie et de l'économie de marché, qui font toutes deux l'apologie de la liberté de circulation. Sauf à remettre en cause l'une et l'autre, aucun pays ne pourra plus empêcher ses ressortissants de partir et d'autres de venir.

Tout à fait à l'inverse des idées reçues, beaucoup de nations développées devront rajeunir leur population, afin de pouvoir payer les retraites et d'éviter une hausse trop rapide de leurs coûts de main-d'oeuvre. Elles se livreront pour celà à une concurrence sauvage en vue d'attirer des travailleurs étrangers.

L'Europe, qui a aujourd'hui le plus faible taux de croissance de la planète, parce que sa population est la plus vieille, cherchera à attirer des jeunes venus d'ailleurs - en particulier des diplômés ou des enfants en âge scolaire - et à garder sa propre jeunesse, attirée ailleurs par de meilleures conditions sociales et fiscales ou par un meilleur environnement culturel. Cette concurrence sera particulièrementa aiguisée par la création de la monnaie unique, qui accélérera massivement les mouvements d'entreprises et d'emplois à l'intérieur du continent.

Par ailleurs, les nouvelles technologies de l'information bouleverseront totalement la logique actuelle du travail. Avec le développement d'Internet et des nouvelles formes de télécommunication, on assistera à un développement massif du « nomadisme virtuel », dans lequel des « immigrés virtuels »travailleront de chez eux, sur écran, comme s'ils étaient en France, à des travaux de manipulation de l'information (saisie de données, comptabilité, gestion de trésorerie, etc.) pour le compte d'entreprises françaises.

Avant de décider d'une politique de l'immigration pour le XXIè siècle, il faudra donc répondre aux cinq questions suivantes :

Périssent les civilisations qui font de l'étranger un ennemi. Reste alors à savoir si la France basculera hors de l'Histoire ou si, au contraire, fidèle à son génie, elle saura se placer à l'avant-garde de la future démocratie sans frontières, sans laquelle le XXIè siècle ne serait que barbarie.


Jacques Attali est conseiller d'Etat.