Une politique de l'immigration digne

par des membres du mouvement Agir [débat]


lemonde du samedi 21 décembre 1996 (Horizons-débats).

L'IMMIGRATION est pour beaucoup de nos concitoyens un sujet d'inquiétude exploitée par certains hommes politiques qui n'hésitent pas à en faire leur fonds de commerce électoral, en pratiquant l'amalgame. Est ainsi mêlée la question des étrangers qui résident dans notre pays avec celle des Français d'origine étrangère, et confondu le problème de l'immigration et celui du travail clandestin qui concerne pourtant majoritairement des Français. Sont mises en résonance avec l'immigration, des inquiétudes de toutes sortes : sur l'insécurité, les problèmes urbains, etc.

Tous les discours sur « l'immigration zéro » sont des impostures, en même temps qu'ils trahissent nos valeurs. Compte tenu du droit de vivre en famille, et donc du regroupement familial, de l'interdépendance des économies et des circulations qu'elle induit, il continuera à y avoir des flux migratoires vers la France. Disons-le clairement.

Il faut donc, non pas ériger en bouc émissaire la population immigrée, mais dire la vérité et établir un cadre juridique clair et acceptable qui règle l'entrée et la situation des étrangers et repose sur le principe fondamental selon lequel la présence d'un étranger sur notre territoire est légitime.

Cela n'empêche pas pour autant de maîtriser les flux migratoires mais oblige à les organiser à la fois dans notre pays et dans nos relations avec les pays d'origine. Les lois Pasqua reposent sur l'idée implicite que tout étranger est un fraudeur potentiel. Elles jettent le discrédit sur une population qui, dans son immense majorité, est ici légalement, et respecte les lois de notre pays. En outre, ceux qui les défendent laissent crore que de tels textes peuvent stopper les flux migratoires.

Nous préconisons une autre politique de l'immigration.

  1. Il convient d'abord de revenir au droit du sol. Tout enfant né en France est français à sa majorité. C'est sur cette base que se fait l'intégration dans notre pays. La loi Méhaignerie, en revenant sur ce principe, a entraîné l'incertitude et l'insécurité juridique, renforcées encore par les modalités d'application de la règle de « manifestation de volonté ». Raisonnable dans son principe qui pourrait se justifier dans un univers idéal, où chacun disposerait de tous les éléments pour effectuer un choix libre, cette règle est oblitérée par ses modalités d'application.

    La place des réserves liées à l'ordre public doit être précisée. Lorsque l'administration estime que la présence de l'étranger constitue une menace à l'ordre public, elle peut lui refuser un titre de séjour ou l'acquisition de la nationalité française. Ces dispositions sont pernicieuses : l'amalgame de l'étranger et de la menace est ainsi accrédité. Il n'est pas question de revenir sur l'idée générale selon laquelle un individu dont le comportement serait susceptible de troubler gravement l'ordre public n'a aucun droit acquis à séjourner en France ou, à fortiori, d'acquérir la nationalité française. La nécessaire protection contre le terrorisme doit, en particulier, rester une préoccupation essentielle.

    Il faut préciser la notion de « menace à l'ordre public », qui, par sa nature essentiellement jurisprudentielle, maintient une épée de Damoclès sur certaines populations. La qualification de la menace doit être adaptée à la situation réelle des étrangers. Il est clair que toute menace grave à l'ordre public (terrorisme, crimes...) doit empêcher le séjour en France ou l'acquisition de la nationalité. La minace à l'ordre public, siple et banale, doit cependant être appliquée avec plus de discernement.

    La possibilité de résider en France doit être plus largement overte pour les étrangers qui y ont leur passé et leurs racines. Il faut accorder une carte de résident à l'étranger qui réside en France depuis l'âge de dix ans ou depuis plus de quinze ans. De même, le mariage avec un étranger ne devrait plus être un aléatoire parcours d'obstacles. Il est également légitime d'accorder un titre de séjour renouvelable aux personnes reconnues inexpulsables par les textes en vigueur, par exemple, les parents d'enfants français. L'interdiction de la polygamie, qui peut être regardée comme sanctionnant un refus de respecter les lois de la société française, doit en revanche être conservée.

    La mise en place d'un droit au séjour plus clair et plus conforme à nos valeurs devrait diminuer sensiblement les demandes de régularisation. Il restera toujours des cas limites. Il conviendra que les préfets disposent de marges d'appréciation pour répondre avec humanisme aux situations particulières, difficules, parfois dramatiques.

    D'autres textes, en particulier ceux en préparation qui protent sur l'hébergement des étrangers, sont pleins de méfiance envers celui qui vient d'ailleurs. Mettre sous surveillance ceux qui accueillent les étrangers ! Comment pouvons-nous accepter cela, nous qui circulons volontiers en dehors de notre pays et sommes heureux d'être accueillis dans de bonnes conditions ? Ces mesures encouragent les cloisonnements et les replis sur soi qui minent la société française.

    La suspicion est aussi dans les têtes, dans la population française en général et dans ceraines administrations en particulier. Les gouvernants et les responsables administratifs ont le devoir de couper court à toutes les formes de désignation de boucs émissaires. Les étrangers accueillis doivent être respectés.

    Tout cela n'empêche pas de poursuivre une politique ferme de maîtrise des flux migratoires et de lutte contre l'immigration illégale. Une politique de visa devra être maintenue, mais claire, non vexatoire et ouverte à des situations spécifiques. Dans ce domaine comme dans d'autres il faut développer la concertation avec les autres pays européens.

    De même, il n'est pas question de modifier dans ses grandes lignes les règles du droit au travail qui prévalent depuis le milieu des années 70. Les reconduites à la frontière seront poursuivies. Elles sont les résultats de l'application de l'Etat de droit. Les textes en vigueur sont suffisants ; les projets de Jean-Louis Debré n'apporteront pas une plus grande efficacité, mais ils présenteront une menace sérieuse pour les libertés individuelles. L'effort doit porter sur le renforcement des moyens juridiques et administratifs de lutte contre le travail illégal : il faut mener une action en profondeur, qui mette en responsabilité le donneur d'ordre.

  2. Faciliter l'intégration appelle la mise en place d'une chaîne administrative et humaine qui accompagne les étrangers à chaque étape de leur parcours : la demande de regroupement familial, l'arrivée en France, l'inscription des enfants à l'école, l'apprentissage de notre langue... Accompagner, c'est fournir en continu aux immigrés des informations sur leurs droits et leurs devoirs, les orienter, les soutenir en lien avec leurs associations.

    On peut envisager aussi des actions plus énergiques, en matière d'urbanisme notamment, afin de remédier aux surconcentrations de populations étrangères dans certains quartiers.

    L'un des volets de cette politique sera la reconnaissance de l'islam au même titre, et dans les mêmes limites, que les autres religions. Il s'agit, répondant en cela au souhait de beaucoup de musulmans eux-mêmes, de créer des conditions d'émergence d'un islam à la française, qui accepte de ne pas avoir prise sur toute la société et sache partager ses valeurs avec celle de la République.

  3. Maîtriser les flux migratoires ne peut se concevoir sans insérer l'immigration dans le cadre plus large d'une politique de relations avec les pays du tiers-monde. Nous devons penser ces flux comme un des vecteurs possibles du codéveloppement avec les pays de Sud. Cela implique une politique concertée avec ces pays, pour définir les besoins communs réciproques. Il ne s'agit pas d'instaurer des quotas, qui seraient d'ailleurs très difficiles à concevoir et à justifier, et qui, en tout état de cause, ne supprimeraient pas l'immigration clandestine, comme en témoigne de façon éclatant l'exemple des Etats-Unis.

    Il faut favoriser la circulation. Des dizaines de milliers d'immigrés rentrent chaque année dans leur pays d'origine. Donner plus de réversibilité à notre droit au séjour n'entraînerait pas une augmentation des flux nets vers notre pays.

Dans le domaine de l'immigration, le travail politique à accomplir est immense, car les courants xénophobes traversent toutes les sensibilités politiques. Nous avons la conviction qu'une autre démarche peut convaincre, qui place en son coeur le respect de l'autre, le souci de la vérité, la solidarité internationale, la volonté de mieux vivre ensemble, et l'intérêt bien compris de notre pays.


Martine Aubry, Maurice Charrier, Stéphane Hessel, Adil Jazouli, Marie-Thérèse Join-Lambert, Sami Naïr et Pierre-Louis Rémy sont membres du mouvement Agir.