par Philippe Bernard | [débat] |
DES GRÈVES de la faim désespérées d'étrangers sans papiers surgissent un peu partout en France, des églises sont occupées, des « irréguliers » défilent dans les rues de plusieurs grandes villes. Le gouvernement fait la sourde oreille, tergiverse puis, sous la pression, se trouve contraint de négocier. Juin 1996 ? Non : mai 1991.
À l'époque, les grévistes de la faim s'appelaient déboutés du droit d'asile. Ils étaient kurdes, haïtiens et déjà africains. Leur jeûne, à Paris, avait duré cinquante jours. Le gouvernement, lui, était socialiste. Ce dernier, faute d'avoir analysé à temps les racines du malaise et pris au sérieux les associations humanitaires, avait été obligé de vider l'abcès dans les pires conditions : devant la pression de la rue, sous le regard de la presse et au milieu des ricanements de l'extrême droite. La même mésaventure guette aujourd'hui le gouvernement Juppé confronté à la révolte montante des sans-papiers.
Le 23 juillet 1991, Jean-Louis Bianco, ministre des affaires sociales fraîchement nommé, signait une circulaire prévoyant la régularisation des demandeurs d'asile déboutés présents depuis trois ans sur le sol français. Contraint et forcé, le gouvernement reconnaissait l'impossibilité d'expulser les dizaines de milliers d'étrangers victimes des lenteurs de l'administration chargée d'instruire les demandes d'asile. À l'époque, les refus de statut de réfugié tombaient deux ou trois ans après l'arrivée en France. Entre-temps, les déboutés avaient souvent trouvé un logement et un emploi, des enfants étaient nés en France. Aucun gouvernement ne l'a crié sur les toits mais 14.000 sans-papiers ont alors été régularisés, au cours de la plus importante opération du genre en France depuis celle de 1981 qui avait vu 132.000 immigrés sortir de la clandestinité.
Que se passe-t-il cinq ans plus tard ? De Nantes à Nice, de Lille à Lyon, de Saint-Denis à Paris, grèves de la faim, occupations de salles paroissiales et manifestations de solidarité se multiplient pour obtenir la régularisation de sans-papiers.
Tout a commencé, le 18 mars dernier, par l'occupation « sauvage » de l'église Saint-Ambroise à Paris.
REPRESENTATIONS
Contrairement à ce qu'ils répètent, ils ne sont pas, dans leur grande majorité, des « victimes de la loi Pasqua ». Présents en France depuis six, dix ans et parfois plus, ils constituent un échantillon assez représentatif des immigrés en situation irrégulière, pris dans l'étau, sans cesse resserré depuis quinze ans, des lois sur les étrangers et de leur mise en oeuvre. Beaucoup des Africains de « Pajol » sont des demandeurs d'asile déboutés « oubliés » par l'opération de 1991. Certains mettent en avant des enfants nés en France, mais ces derniers n'ont pas la nationalité française s'ils sont nés depuis la réforme du code de la nationalité de 1993. Seule une douzaine d'entre eux sont des parents d'enfants français, inexpulsables à ce titre. À cette dernière exception près, les dossiers des Africains sont juridiquement vides, comme ceux des « déboutés » de 1991.
Reste le point de vue humanitaire, le seul que le gouvernement et les médiateurs peuvent adopter pour éviter l'embrasement et se faire comprendre de l'opinion. À cet égard, les arguments ne manquent pas car, sous la multitude des cas individuels, se lit, comme en 1991, une certitude humaine : on n'expulsera pas des Africains parfaitement francophones, installés de facto en France depuis des années, prêts à toutes les épreuves pour en conquérir le droit, surtout lorsqu'ils ont fondé une famille et qu'ils parviennent à gagner leur vie.
Dans le sillage de « l'occupation de Saint-Ambroise » se sont développés les grèves de la faim et mouvements de solidarité à l'égard de situations plus scandaleuses encore, car des textes existent pour les résoudre. Il s'agit principalement de la situation des parents étrangers d'enfants français, que la loi protège contre l'expulsion, mais que la même loi, raidie sous l'impulsion de Charles Pasqua en 1993, empêche de régulariser, et donc d'insérer dans la vie sociale.
Deux ans après la première manifestation de rue sur ce thème, et en dépit de deux circulaires prévoyant la régularisation, l'une signée de M. Pasqua, l'autre de M. Debré, la situation absurde vécue par des centaines de familles n'est toujours pas réglée. Signe inquiétant de ces temps de xénophobie, les préfets se font tirer l'oreille pour appliquer la consigne, pour une fois libérale, du ministre de l'intérieur. Les jeûnes et manifestations actuels, nés de l'exaspération des familles, remportent des succès, accréditant l'idée que les papiers s'obtiennent par la force et non par le droit.
De cette situation résulte un vaste gâchis dont le bénéficiaire pourrait être, une fois encore, le Front national. À l'instar de ses prédécesseurs, le gouvernement refuse de tenir à l'opinion publique un langage de vérité sur l'immigration. Au lieu d'expliquer pourquoi un pays ouvert comme la France ne peut vivre sans un apport minimal d'étrangers, il entretient l'illusion des frontières hermétiquement fermées. La réalité est pourtant différente. Des pays comme l'Italie et l'Espagne procèdent au grand jour à des opérations de régularisation. En France, des dizaines de milliers d'étrangers s'installent chaque année légalement. Rien qu'à Paris, deux mille sans-papiers parents d'enfants français ont déjà bénéficié de la régularisation depuis 1995.
Les discrets canaux de régularisation à titre humanitaire qui ont longtemps fonctionné entre les associations et l'administration ont été taris depuis le ministère Pasqua. Privé de soupapes, le chaudron de l'immigration explose régulièrement. Prisonnier du mythe de l'« immigration zéro », le gouvernement ne peut régulariser des étrangers sans paraître se déjuger. Certes, la voie est étroite entre les jusqu'auboutistes de gauche qui réclament « des papiers pour tous » et ceux qui, en face, propagent les fantasmes d'invasion. Mais l'approche opportune de la trêve estivale et l'espoir d'un relâchement du soutien militant aux étrangers ne sauraient tenir lieu de stratégie face à pareil enjeu.