« Rien ne démontre que l'immigration est un péril »

ENTRETIEN AVEC MONIQUE CHEMILLIER-GENDREAU [débat]


libe du mardi 17 décembre 1996, propos recueillis par Béatrice Bantman.

Monique Chemillier-Gendreau est professeur de droit international et membre du Collège des médiateurs, créé au printemps pour tenter (sans succès) de dénouer l'affaire des sans-papiers qui occupaient les églises Saint-Ambroise puis Saint-Bernard à Paris. Elle dénonce une logique policière inacceptable.

Comment jugez-vous la politique d'immigration française ?

Il ne se dessine actuellement rien dans le sens de ce qui serait nécessaire, c'est-à-dire d'une politique équilibrée, respectueuse des droits de l'homme et de l'intérêt mutuel des peuples. Les lois Pasqua et Debré s'inscrivent dans un projet purement politique et idéologique. Ce gouvernement et les précédents  - je n'entends pas exonérer la gauche - ont érigé l'immigration en problème central, ce qu'elle n'est pas, parce qu'ils sont incapables de régler la question sociale et qu'ils s'enlisent dans une mal-gouvernance qui s'aggrave. Le gouvernement cherche donc à masquer des erreurs dans lesquelles il persiste et à déplacer la responsabilité du malaise. C'est ainsi qu'il met l'accent sur un problème qui a, en réalité, peu à voir avec la crise que traverse la France.

Vous affirmez donc que le problème de l'immigration est une création politique ?

L'immigration n'a pas l'ampleur qu'on lui prête. Il y a une sorte de consensus de la classe politique pour considérer qu'il y a là un danger. Le projet Debré parle de « maîtriser l'immigration ». On ne cherche à maîtriser que ce qui est dangereurx. Rien ne démontre l'existence de ce péril, mais le langage fonctionne dans ce sens. Et on accumule les tours de vis successifs. On n'obtient aucun résultat parce qu'on reste sur une mauvaise problématique. Et l'on s'absout de ces mauvais résultats en amplifiant le discours sur le danger. L'énormité supposée de la menace explique qu'on ne parvienne pas à l'endiguer et justifie des mesures de plus en plus graves. C'est cette démarche qui nourrit le racisme et l'extrême droite. Le discours accréditant le danger de l'immigration et les politiques répressives n'ont pas stoppé la montée du FN, au contraire.

Les chiffres ramènent à la raison. Ils enseignent que l'immigration est stable en France depuis environ 20 ans. Sur 56 millions d'habitants, la France compte 2,9 millions d'étrangers, proportion parfaitement acceptable pour un pays de notre poids économique. Les Africains d'Afrique noire, qui sont l'objet de tant de mesures répressives, ne sont que 148.000. C'est insuffisant pour poursuivre une vraie politique de coopération basée sur des échanges humains. Le vrai danger pour notre pays n'est pas la menace de l'étranger, mais le chemin du régime policier emprunté à travers les lois.

Quels sont ces dangers ?

D'aggraver les problèmes au lieu de les résoudre. D'abord, on entretient l'amalgame entre travail clandestin et immigration. Coincé entre ce qu'il souhaite, c'est-à-dire un ultralibéralisme à l'anglo-saxone, et les résistances du droit du travail à la française, le gouvernement laisse filer le travail clandestin, qui concerne d'ailleurs essentiellement des Français. Il faudrait se donner les moyens de lutter contre les entreprises, surtout les plus grandes qui disposent de réseaux de rabatteurs. Ce n'est pas simple, car elles utilisent des sociétés écrans et n'apparaissent pas. On règlerait le problème en décidant que tout travailleur étranger ayant trouvé un emploi clandestin est immédiatement régularisé. Il y aurait, comme au Portugal, une réaction de grogne des patrons qui cesseraient d'entretenir le flux.

Est-ce envisageable en période de crise économique ?

Des études sereines, que le climat politique empêche de développer, montreraient que, dans de nombreux secteurs, les travailleurs immigrés ne concurrencent pas les chômeurs français. Le travail rémunéré n'est pas une masse stable où les postes sont interchangeables, et les apports nouveaux de population sont aussi producteurs d'emplois. Enfin, notre repli mortifère amène à restreindre les octrois de visa, même pour des courts séjours. C'est un appauvrissement économique, culturel, humain, qui donne de la France une image désastreuse.

Le développement de la France ne nécessite-t-il pas aussi une vraie coopération avec l'Afrique ?

Cette crainte stupide de la venue des étrangers tue à terme la francophonie, déjà mal en point, et notre rayonnement extérieur. Il n'y a pas de monde sans migration. Les flux résultent d'une addition de décisions individuelles et les prévisions sont hasardeuses. Hors le cas de fortes déstabilisations politiques, il y a peu de départs massifs. On s'est déjà beaucoup trompé. Les hordes qui devaient venir de l'Est après la chute du mur de Berlin ne sont pas venues dans les proportions annoncées, et les médecins italiens qui devaient concurrencer mortellement les médecins français après l'entrée en vigueur des textes européens sont restés en Italie. On ne peut pas prendre une législation gravement répressive pour conjurer un danger hypothétique. Si un flux déstabilisant pour la France advenait, il serait temps d'envisager des mesures. Ce n'est pas le cas.

Qu'en est-il de l'aide au développement, présentée comme une alternative à l'immigration ?

Les associations d'immigrés en France jouent en ce domaine un rôle décisif, par l'importance des flux financiers drainés vers leurs pays d'origine et la qualité des projets mis en oeuvre. C'est une aide infiniment supérieure, en qualité et en quantité, à celle du gouvernement français, dont l'essentiel continue d'être affecté à des opérations financières à but politique de soutien à tel ou tel clan au pouvoir. Pour l'influence culturelle et scientifique de la France, il faut une base d'étudiants et de travailleurs étrangers qui, parce qu'ils ont vécu ici, sont ensuite des interlocuteurs de qualité. Cette base se contracte de manière dramatique. Dans quelques années, nos industriels et nos diplomates constateront que nous n'avons plus ni contrats, ni influence. Il sera trop tard.

D'autres pays européens ont-ils, à votre avis, une politique plus intelligente ?

Beaucoup sont engagés dans une politique de peur, comme la nôtre. Malgré cela, l'Espagne, le Portugal et l'Italie viennent d'opérer des régularisations massives qui sont d'une ampleur incomparable par rapport à notre frilosité.

Le cas de la France est spécifique. C'est un pays qui s'est constitué dans l'ouverture et le mélange. A nier cela, nous engagerions notre société dans l'impossible recherche de son identité ethnique et dans la voie d'un égarement collectif.