La Déclaration universelle des Droits de l'Homme, entre célébration et méconnaissance

par Monique CHEMILLIER-GENDREAU [index]


Revue de la Ligue des droits de l'homme, novembre 1998.

LA commémoration discrète du cinquantenaire de la Déclaration universelle des Droits de l'Homme est le reflet de l'affaissement de ses ambitions émancipatrices. La faiblesse juridique de ce texte y est pour beaucoup, mais aussi l'ignorance de son contenu réel.

Les États souverains, longtemps considérés comme les garants des libertés de leurs peuples, apparurent après la deuxième guerre mondiale, comme capables de dérapages pouvant les transformer en machine de mort. Dans ce contexte, la Déclaration tente de formuler de manière universelle les droits des personnes où qu'elles se trouvent avec l'espoir que les États se conformeraient au respect de ces droits dans leurs politiques nationales.

Mais subissant le sort des résolutions des Nations unies, la Déclaration a été considérée par les juristes comme dépourvue de caractère normatif. Ainsi n'est-elle pas entrée dans le patrimoine juridique des États-membres avec statut d'obligation. Leurs législations peuvent alors l'ignorer et leurs tribunaux être insensibles à son évocation. Dans le droit international, elle fait seulement de la figuration à titre déclamatoire. L'ensemble des droits de l'homme s'en trouve affaibli. Pourtant, l'accumulation d'énoncés comparables, expression répétée de la volonté des États sous des formes diverses (contraignante ou pas) contribue à la formation de la coutume normative. Le contenu de la Déclaration doit donc être mis en résonance avec d'autres instruments, essentiellement les Pactes internationaux des droits de l'homme, afin de mesurer comment la combinaison entre eux révèle le véritable état du droit.

Dans les commentaires, la nécessité de garantir des droits nouveaux, ceux de la troisième génération, occulte qu'il y a encore beaucoup à tirer du texte de 1948 bien loin d'une réalisation satisfaisante. Certaines formulations sont pourtant des réservoirs d'avancée des droits fondamentaux et seule l'obstruction des États explique que ces potentialités aient été méconnues.

Tel est le cas du droit de circuler d'un État à un autre. Il est le droit "de rattrapage" des droits de l'homme, permettant le salut par le départ lorsque tous les autres droits sont violés. "Devant la persécution, toute personne a le droit de chercher asile et de bénéficier de l'asile en d'autres pays". (Art. 14). Mais, bien plus, c'est une liberté pure, la vraie liberté de l'humain sur la terre, sans condition et valable pour tous au nom de l'égalité garantie par la Déclaration. "Tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits." (art. 1), "Tout individu a droit à la vie, à la liberté et à la sûreté de sa personne". (art. 3). Ces libertés ne sont pas territorialement enfermées. Elles incluent donc celle de circuler, laquelle est d'ailleurs précisée. "1.Toute personne a le droit de circuler et de choisir sa résidence à l'intérieur d'un État. 2.Toute personne a le droit de quitter tout pays y compris le sien, et de revenir dans son pays.". (art. 13). La Déclaration ne prévoit à ces droits que les restrictions générales que la loi de chaque État peut y apporter au nom des droits et libertés d'autrui, de la morale, de l'ordre public et du bien-être général dans une société démocratique.

En 1966, le Pacte international sur les droits civils et politiques affirme les mêmes libertés (art. 9, 12 et 13). Mais les États, plus attentifs lorsqu'il s'agit d'un texte obligatoire, introduisirent la santé et surtout la sécurité nationale comme motifs de restrictions possibles, escamotant alors "le bien-être général dans une société démocratique".

Ainsi, la liberté de circuler d'un État à un autre reste bancale puisque le droit de sortir ne comporte pas de droit d'entrer sur un autre territoire. Les travaux préparatoires, ceux de la Déclaration comme ceux des Pactes, révèlent la volonté persistante de certains États d'écarter un droit général à l'immigration. On est ainsi conduit à un résultat absurde puisque l'exercice du droit de quitter un pays est rendu impossible. Or les règles d'interprétation des traités (Convention de Vienne du 29 mai 1969) prohibent toute interprétation menant à un résultat absurde ou déraisonnable. Valable pour les traités, cette indication de bon sens l'est aussi pour la Déclaration.

N'en déplaise aux gouvernants tentés par une conception nationaliste de leur pouvoir, rétablir la cohérence sur ce sujet, c'est reconnaître la liberté des individus de circuler d'un pays à un autre (pas seulement en cas de persécution) et assortie du droit au retour si largement méconnu. Chaque législateur peut y apporter des restrictions, certes. Mais le contrôle démocratique des citoyens que nous sommes doit trouver ici à s'exercer. Nous devons vérifier que la notion de "sécurité nationale" ouverte par le Pacte comme une des causes possibles de restriction de ce droit, ne soit pas interprétée de manière incompatible avec la notion autrement enthousiasmante de "bien-être général dans une société démocratique" introduite en 1948 par la Déclaration. Ceci afin que les crispations nationales si dangereuses dans le moment présent ne puissent faire disparaître l'idée d'un bien public commun à l'échelle internationale, cadre indispensable des droits et de leurs modalités d'exercice.