Nuits magnétiques (France-Culture), le jeudi 28 mai 1998, 23h-0h
Alexandre Hérau : Nuits magnétiques, bonsoir. Alexandre Hérau et Vincent Decque, pour une émission, une fois n'est plus coutume, en direct depuis nos locaux, autour d'un cri de ralliement « sans-papiers de tous les pays, encore un effort ».
C'est la vie la vie la vie o la vie éh
Elle est bien là, divine amie
Nous dévisage et nous sourit
C'est la vie la vie la vie o la vie e
Elle est bien là, divine amie
Nous dévisage et nous sourit
Bruits de pas... voix
Alexandre Hérau : C'est devenue une salle de presse par la force des choses ?
Jean-François Courty : C'est bien simple, les sans-papiers sont arrivés le samedi 7 mars autour de 11h, et puis ils ont dit « nous, on souhaite occuper la cathédrale d'Evry parce que c'est un monument un peu symbolique, qu'on en a beaucoup parlé dans les médias depuis 1995... »
Alexandre Hérau : Alors ce qui s'est passé, c'est que le premier communiqué de presse, Jean-François Courty, précisait une chose, c'est que la cathédrale n'était pas « occupée », mais qu'elle « accueillait ».
Jean-François Courty : Absolument. Je crois que le terme d'occupation, notre évêque Herbulot nous a dit de façon très explicite « moi je suis un Ardennais, j'ai connu l'occupation nazi, l'"occupation", je prends les armes ». Donc ça n'est pas une occupation, mais vraiment une hospitalité qu'on accorde à une personne dans la détresse en vertu à la fois de notre idéal évangélique, hein, c'est-à-dire que Jésus dans son évangile selon Saint-Mathieu nous rappelle que ce que l'on a fait au plus petit d'entre les siens, c'est à lui qu'on le fait. Donc la personne qui se présente en détresse dans la cathédrale d'Evry, même si ça nous dérange, même si ça nous exaspère, elle est à l'image de Dieu. C'est un petit peu pour nous comme si Jésus revenait sous les traits d'un Africain ou d'un Turc à la cathédrale d'Evry. Petit à petit, en tant que permanents dans la cathédrale, on est à peu près une trentaine à se relayer depuis le début du mouvement, et puis il y a des gens qui viennent régulièrement, on a appris à découvrir ces personnes, des histoires, des fêlures, des projets, des joies, des détresses, mais surtout des gens qui aiment profondément la France, ça c'est important à souligner, des gens qui sont croyants, ce qui ne peut que nous toucher, nous catholiques, des gens qui ont tout simplement envie de batir une vie humaine, de se marier, d'avoir des enfants, de travailler, de ne pas être traités comme du bétail mais d'établir des liens de fraternité avec les autres, et je dirais que ce que l'on vit actuellement à la cathédrale d'Evry, c'est un petit peu ce 3ème pan de la devise républicaine, qui est celui de la « fraternité ». Je crois que c'est quelque chose de très important de prendre conscience de cela. On a dit que l'on accueillait les sans-papiers. Moi j'irais plus loin, je dirais que ce sont eux qui nous ont accueilli dans une autre découverte de l'humanité et de la spiritualité. Je pense que c'est important de le rappeler. On est pas seulement des gens qui offrons quelque chose et qui partageons à sens unique. On est aussi de gens qui recevons beaucoup. Ils nous ont fait grandir en humanité pendant ces trois mois.
Chant d'église
Monique Chemillier-Gendreau : Oui, le mouvement a surgi en mars 1996, il a deux ans maintenant, un temps assez long. Ce que je trouve assez fascinant, ce qui m'a frappée, c'est que d'une part il était pas le premier. Il y a eu dans notre histoire des moments où la France s'est repliée sur une politique de fermeture et il y a eu des manifestations de différentes formes de la part des intéressés. Mais ce qui est intéressant dans ce mouvement-là, c'est le surgissement au grand jour. C'est le fait que les Africains qui ont commencé d'abord par occuper l'église Saint-Ambroise, en se regroupant parce qu'il fallait se regrouper pour n'avoir plus peur, se sont montrés à visage découvert, et on dit « nous nous assumons comme demandeur de reconnaissance dans la France ».
Alexandre Hérau : C'était étonnant, et c'est Saint-Ambroise lui-même qui disait, et vous l'évoquez dans l'introduction de votre livre, « on ne doit approuver nullement ceux qui chassent de leur ville les étrangers ».
Monique Chemillier-Gendreau : J'ai trouvé amusant de faire le rapprochement. Et alors, depuis, si vous voulez, ce qu'on a oublié, c'est que le départ de chez soi et la venue dans un pays étranger est la recherche d'une issue pour la vie quand toutes les autres issues semblent fermées. Et ça, ils ont voulu le dire et le rappeler très fortement. Alors, vous connaissez les différentes étapes. J'ai fait partie de ce que l'on appelait le collège des médiateurs parce que...
Alexandre Hérau : C'était sous l'impulsion d'Ariane Mnouchkine, en juillet 1996...
Monique Chemillier-Gendreau : Un peu avant... Ariane les a accueillis à la Cartoucherie deux fois. La première fois, c'était après qu'ils aient erré dans plusieurs endroits, c'était en avril 96, et elle a eu l'idée de leur donner un groupe de personnes qui leur servirait d'intermédiaires par rapport au pouvoir. Alors le pouvoir ne nous a pas acceptés comme médiateurs au sens propre du mot, mais nous avons tenté un certain nombre de démarches pour eux. Ces démarches ce sont soldés par un échec en juin 96, car il y a eu très, très peu de régularisations à ce moment-là. Et ils ont occupé l'église Saint-Bernard, d'où toute la saga que chacun a encore en mémoire, avec finalement l'expulsion de Saint-Bernard au mois d'août. Le mouvement a continué, Debré s'est entêté, a voulu faire passer sa loi et nous avons eu la désobéissance civique, qui était un beau sursaut des Français parce que les Français avaient commencé à rentrer en relation avec un certain nombre d'entre eux. C'était des relations de personnes à personnes. Ça, c'est très important, parce que ça caractérise ce mouvement. Donc mouvement de désobéissance civique, puis il y a eu les élections, le changement de gouvernement, l'espoir, car évidemment il y a eu un énorme espoir, la circulaire Chevènement, et ensuite on peut le dire, très rapidement l'enlisement, l'enlisement dans l'application de la circulaire, et l'enlisement dans le projet de loi qui est devenu la loi Chevènement. Mais ce que nous constatons aujourd'hui et le reportage que nous venons d'entendre le montre, c'est qu'au fond, les feux prennent de partout. Ce sont peut être des feux moins médiatisés que n'a été Saint-Ambroise d'abord, ou Saint-Bernard après, mais les feux prennent de partout.
Alexandre Hérau : Oui on a l'impression, Monique Chemillier-Gendreau, et ça, je vais poser la question à Gérard Mordillat, non pas pour évoquer sa série télévisée Corpus Christi, mais on a l'impresssion que les sans-papiers ne savent plus à quel saint se vouer : après Saint-Ambroise, Saint-Bernard, la cathédrale d'Evry, on a vu d'autres occupations d'église, ça veut dire quoi dans cette affaire, que la République n'offre plus de refuges ?
Gérard Mordillat : Je crois qu'ils peuvent se vouer à « Saint-Hypocrite », qui est le nom de Jean-Pierre Chevènement. Parce que ce qui est derrière tout ça, c'est une fantastique hypocrisie politique, scandaleuse puisque tout le monde sait, le Ministre de l'intérieur sait, le Premier Ministre tout autant ainsi que le Président de la République, que jamais la France n'expulsera ceux qui seront après le 31 mai à nouveau sans-papiers. Ils resteront en France dans un statut de non-droit. Et donc c'est évidemment ça qui peut angoisser, et on comprend à quel point, ceux qui seront dans cette situation, c'est-à-dire lâchés dans la nature et possiblement arrêtés du jour au lendemain par la police, par la fantaisie de tel ou tel, par la dénonciation de tel autre. C'est ça qui est une situation absolument insupportable. Elle est insupportable pour eux, mais elle est aussi insupportable pour nous. Parce qu'on nous ment, on nous ment chaque jour, on nous ment à chaque instant, toutes les déclarations des hommes politique de l'actuelle majorité sont des mensonges et elles sont d'autant plus des mensonges qu'elles sont un déni des convictions qui soi-disant sont les leurs. Donc voilà la situation dans laquelle nous sommes.
Alexandre Hérau : Alors c'était dans cette situation que j'ai pu rencontrer, en compagnie de Vincent Decque, alors que nous étions en train d'enquêter au sujet de l'asile politique, et que nous nous sommes retrouvés dans cette cathédrale d'Evry où bon nombre de déboutés du droit d'asile étaient présents, on a pu rencontrer, angoissée un peu, Alphonsine, qui n'est toujours pas arrivée, alors moi je vais finir par m'angoisser en pensant qu'Alphonsine, en chemin entre la cathédrale d'Evry et ici, a été arrêtée, que sais-je. En tout cas, voici, lorsqu'on l'a croisée, un résumé très synthétique, c'est vrai, de son propre parcours, puisque derrière chacun d'entre eux, de ces gens qui n'ont parfois pas de visages, en tout cas, il y a une histoire.
Alexandre Hérau : Votre vie est ici, finalement ?
Alphonsine : Ma vie est ici ! J'ai tous mes enfants ici, j'ai de la famille ici. Je n'ai plus de parents, je n'ai plus de famille au Cameroun
. J'ai deux petits-fils. Qu'est-ce que je peux aller faire au Cameroun ? Mes enfants sont Français. Mes enfants ont voté. Ils ont voté M. Jospin pour ça, ah ben oui, ils ont voté pour ça... Et dernièrement, ils n'ont pas voté, pourquoi ? Parce que leur maman a eu un rejet. Leur maman n'est pas régularisée.Musique
Jean-Pierre Alaux : On peut les rappeler. En gros, on a des critères qui s'adressent à des familles, à des étrangers qui sont ici soit conjoints de Français, soit conjonts d'étrangers en situation régulière, soit parents d'enfants Français, soit parents d'enfants étrangers nés en France. Et puis on a des possibilités de régulariser ceux qu'on a rapidement appelés les « célibataires », qui en fait sont des personnes sans famille en France, qui pour la plupart en ont dans leur pays d'origine, et puis on a pris une disposition en faveur de ceux qui craignent des représailles ou pour leur vie, en cas de retour dans leur pays. Mais je crois qu'il faut dire immédiatement, c'est que le gouvernement Jospin et M. Chevènement n'avaient absolument pas besoin de circulaires pour régulariser tous ces étrangers. La loi, y compris les plus fermes, y compris la loi Pasqua qui pour l'essentiel est toujours en vigueur, elle prévoit que les préfets ont un pouvoir d'appréciation dérogatoire humanitaire dans tous les cas et que par conséquent, toutes les situations qui, sur le plan humain, présentent de l'intérêt peuvent déboucher sans circulaire sur une régularisation. Alors c'est grave parce que là, on a une véritable tromperie du gouvenrement . L'avantage, pour un gouvernement, de publier une circulaire, c'est de désarmer sur le plan juridique ceux qui sont censés en bénéficier et ceux qui n'en bénéficieront pas. Parce que ce sont les préfets qui vont appliquer les circulaires, et comme elles sont dérogatoires par rapport à la loi, eh bien, les déboutés, les sans-papiers, s'ils s'adressent au juge pour demander justice, eh bien, le juge appliquera la loi et pas la circulaire. Et aujourd'hui, à la veille théorique de la fin de la pratique de la circulaire, je dis bien théorique, parce que ça, c'est un discours de Ministre de l'intérieur qui ment une fois de plus. Ses préfectures en ont bien pour six mois avant d'avoir fini de traiter tous les dossiers. Mais cette circulaire, c'est en soi un mensonge, c'est une fausse espérance, c'est plus une circulaire négative qu'une circulaire positive. Et au fond, elle a produit l'effet pour lequel elle était conçue, à savoir laisser une majorité de sans-papiers dans la clandestinité dont parlait Gérard Mordillat.
Alexandre Hérau : Oui alors, c'est bien, justement, parce que, en voyant Alphonsine il y a un mois et demi, et j'ignore si elle correspondait aux critères, mais je crois qu'elle sera régularisable, Alphonsine, puisqu'elle avait des enfants ici, elle a une famille, c'est bien parce que je savais que beaucoup de gens risquaient de rester un peu sur la touche, que en me rendant dans le bureau de Patrick Quinqueton qui est conseiller auprès de Jean-Pierre Chevènement, en me rendant au Ministère de l'intérieur, je lui ai posé, il y a un mois et demi, cette question que je vous propose d'écouter, sachant que la semaine d'avant ma rencontre, quand j'étais à Evry, simplement 500 personnes avaient manifesté auprès des sans-papiers, et que là, on ne pouvait pas vraiment parler de soutien massif de la population.
Alexandre Hérau : Ce qui est vrai. N'aurait-il pas été plus simple de régulariser comme beaucoup le demandaient. Ce mouvement autour des sans-papiers avant les élections que vous connaissez et qui vous ont fait venir dans ce bureau maintenant, a tout de même été porteur d'espoir, maintenant les voix s'éteignent, s'essouflent peut-être. Comment vous expliquez cela ?
Patrick Quinqueton : Moi je l'explique d'une façon assez simple. C'est-à-dire, je crois que la politique qui est menée par le gouvernement a été relativement comprise. Cest pour ça qu'elles s'essouflent, les voix. Qu'elle est-elle cette politique ? Elle est, bien entendu, que s'il s'agit d'être plus ouvert sur l'accès au séjour, s'agissant des demandeurs d'asile, s'agissant des personnes qui ont des liens personnels et familiaux en France, s'agissant des professions intellectuelles, des étudiants, des chercheurs, de tout ce qui fait la richesse des échanges culturels, dans ces directions-là, il convient d'être manifestement plus ouvert que nous ne l'étions dans le passé. Et ça, je crois que nous prenons l'ensemble des dispositons législatives et règlementaires pour qu'il en soit ainsi. Néanmoins, il serait illusoire de penser qu'à un moment donné, on puisse régulariser la situation de toute personne du seul motif qu'elle est présente. Ceci pourquoi ? Les mêmes causes produisant les mêmes effets, il est tout à fait évident qu'autant d'étrangers, pour les mêmes raisons, et alors en plus de ça, encore plus s'ils pensent que sur la durée, ils obtiendraient naturellement une régularisation, viendraient sur le territoire français.
Alexandre Hérau : Vous croyez ?
Patrick Quinqueton : Oui, tout-à-fait évident. Parce que, qu'est-ce qui fait qu'aujourd'hui, pour parler des gens qui font de temps en temps l'actualité, il y a des Maliens qui viennent en France ? Et bien, les Maliens qui viennent en France, c'est parce que l'on vit mieux en France qu'au Mali. Je veux dire, c'est une donnée de base, hein ?
Musique
Alphonsine : Un peu encore...
Alexandre Hérau : C'était la faute au RER ?
Alphonsine : C'était la faute au RER B...
Alexandre Hérau : Bon, mais vous êtes là.
Alphonsine : Oui je suis là. Avec 20 mn de retard mais c'est pas grave.
Alexandre Hérau : On vous a entendue, il y a très peu de temps, et vous nous racontiez votre histoire. Et puis moi, ce que je ne sais pas, c'est ce qui se passe en ce moment, dans cette cathédrale d'Evry que vous hantez, avec, je crois, près de 60 représentants de familles, là-bas, et de 60 personnes et peut-être plus.
Alphonsine : Plus. Tout le collectif de l'Essonne compte à peu près 640 sans-papiers.
Alexandre Hérau : On en est où aujourd'hui ? Peut-être, vous avez de bonnes nouvelles à nous annoncer ?
Alphonsine : Disons oui, une bonne nouvelle pour moi, parce que j'ai eu un accord. Il est vrai que je n'ai pas encore reçu la convocation. Mais je sais que mon dossier est passé parce que c'est comme un examen. Il y a eu quelques avancées, qui ne sont pas négligeables, mais nous trouvons que ça n'est pas assez. Comme vous le savez, l'objectif du collectif d'Evry, comme tous les collectifs de France, c'est la régularisation de tous et de toutes.
Alexandre Hérau : Mais vous venez d'entendre le conseiller de Jean-Pierre Chevènement qui, sur cet objectif-là, n'a pas l'air d'être réellement d'accord.
Alphonsine : Ah ben, bien sûr, il n'est pas d'accord. Mais nous, les sans-papiers, nous sommes déterminés à continuer la lutte, parce qu'il n'y a pas de raisons qu'au départ pendant la campagne législative, Monsieur Jospin a fait des promesse qu'il n'a pas tenues. Donc nous, étrangers ici en France, nous considérons que c'est une trahison que M. Jospin a faite. Il a promis beaucoup de choses, mais malheureusement rien n'est fait.
Alexandre Hérau : Gérard Mordillat, vous aussi, sur le thème de « la gauche nous a trompés », vous êtes intarrissable. En fait, on a l'impression qu'il en va de la politique de l'immigration comme de l'éducation des enfants, j'allais dire, « faites comme vous pourrez, vous ferez mal ». C'était une phrase de Freud, ça ?
Gérard Mordillat : Je crois qu'il faut préciser un certain nombre de choses. D'une part le gouvernement et ceux qui s'expriment dans ce sens-là, font constament un amalgame, qui fait penser que les sans-papiers seraient tous des clandestins venus envahir la France. Il faut rappeler que la partie des sans-papiers qui sont clandestins est une infime minorité, et l'immense majorité des sans-papiers sont des sans-papiers du fait de la loi elle-même. Ce sont des gens qui ont été mis hors la loi à cause des lois qui ont été promulguées. Ça, c'est un point très important. Qu'ensuite l'immense majorité de ces gens qui sont des sans-papiers sont des travailleurs. Ce sont des gens qui travaillent, ça signifie des gens qui, s'ils étaient dans une situation régulière, paieraient leurs impôts, ce sont des consommateurs, leurs enfants vont à l'école, bref ils participent entièrement à l'activité économique française. Ce ne sont pas des gens qui viennent nous voler quoi que ce soit. Ça aussi, ce sont des choses que j'entends très souvent qui me... Chaque fois, je suis ahuri d'entendre cela. L'ensemble de ces gens-là, dans l'immense majorité, sont des gens qui travaillent. Ensuite un autre élément. Il faut bien savoir que les mesures qui sont prises sont prises de façon discriminatoire. Parce que qui sont visés ? Sont visés les Maghrébins, sont visés les Africains, sont visés les Asiatiques et je dirais, dans une moindre mesure, les ressortissants des anciens pays de l'est. Bon. Mais il est facile de voir que ceux qui sont visés en première ligne, ce sont les Maghrébins et les Africains. Et qu'il y a là un caractère, un relent de racisme absolument flagrant que nous devons combattre. Ensuite, quand j'entends le monsieur qui travaille avec Monsieur Chevènement nous expliquer qu'il y a de « bons » immigrés, ceux qui nous apporteraient la science, la culture, le savoir, et puis de « mauvais » immigrés, ceux qu'il faut renvoyer chez eux, je le renvoie au programme du Front national, c'est exactement le programme du Front national. C'est pas que la gauche nous a trompés. C'est qu'on se dit c'est ahurissant de voir à quel point ils sont sourds et aveugles, et comment le pouvoir, l'accession au pouvoir, rend con, tout simplement rend con, mais profondément con, terriblement con, aveugle et sourd.
Alexandre Hérau : Mais quel discours républicain, Gérard Mordillat, je dois vous interrompre. J'allais dire, quel discours républicain, on ose à peine dire citoyen, tant ce qui paraissait insupportable sous Pasqua et Debré le deviendrait, supportable, sous Chevènement pour une grande majorité.
Gérard Mordillat : Juste une chose, attendez, juste une chose. Comme vous le disiez très justement, Jospin avait dit il y aura une large régularisation. A la suite de cette annonce, 150.000 personnes, même 200.000 personnes, se sont déclarées aux autorités témoignant en cela la confiance en la parole d'un dirigeant français et l'attachement à la France. Or soudain, on s'aperçoit que les critères plus farfelus les uns que les autres sont énoncés et que ça reste en réalité au choix des préfets. Qu'est-ce que l'on peut faire de cela ? Il suffisait de faire ce qu'ont fait tous les pays démocratiques. On sait bien que tous les 5-6 ans, il faut régulariser un certain nombre d'immigrés qui sont sur les territoires nationaux, et que la France ne s'est pas écroulée du jour au lendemain quand Mitterrand a régularisé 300.000 étrangers. Il faut arrêter avec ces idées-là. Tout simplement ce sont des gens qui ont leur place en France, et quoi qu'on fasse, quelque loi qu'on puisse faire, jamais, on n'empêchera quelqu'un, poussé par la guerre, par la misère, par le malheur, d'entrer dans un pays où simplement il a le sentiment que sa vie peut être sauvée.
Alexandre Hérau : Jean-Claude Amara, essayons de replanter le décor. On est où, ici ?
Jean-Claude Amara : L'hôtel Massa, la Société des gens de lettres, regardez : Balzac ! On s'apprête à parrainer, comme il y a quelques jours, dans la salle de la mairie de Saint-Denis, que je ne dise pas de bêtise... où les cinéastes étaient réunis. Cette fois-ci, les écrivains sont convoqués, c'est l'heure du sursaut... Sursaut, c'est peut-être le mot effectivement. On a eu l'impression pendant quelque mois, d'une sorte de tassement de la mobilisation, du soutien des sans-papiers. La mobilisation va s'amplifier et cette provocation, cet acharnement répressif du gouvernement envers, une fois de plus, les plus faibles d'entre tous, les plus démunis d'entre tous, les sans-rien, les sans-papiers, et bien, je crois que ça ne passera plus.
Alexandre Hérau : Quand, Jean-Claude Amara, vous dites sans-rien , sans-papiers, on dit aussi sans-droits, juridiquement, qu'est-ce que ce papier, ce papier qu'on va leur donner, ce baptême va représenter ?
Jean-Claude Amara : Rien, ça représente un contrat d'union citoyenne dirons-nous, c'est important, vous savez, parce que ça allie quand même des députés qui vont parrainer, des écrivains qui vont parrainer, des citoyens qui vont parrainer. Ce petit morceau de papiers, c'est quoi en fait ? C'est la concrétisation d'une solidarité citoyenne, à travers ce papier. Alors, bien évidemment qu'il n'a aucune prérogative juridique, de ce côté-là, on le sait, par contre lorsque les sans-papiers, lorsqu'ils présentent ce petit certificat de parrainage à une administration, ou un sans-papier qui s'est fait embarquer au commissariat etc. maintenant les administratifs savent que le sans-papier qui présente ce certificat de parrainage, il n'est pas tout seul et que derrière lui, il y a du monde, une aggrégation collective de ces marraines, parrains et sans-papiers, qui se retrouvent dans l'association et que ces collectifs se multiplient. Ça ranime les feux de la citoyenneté dans ce pays.
Discours de parrainage
Monique Chemillier-Gendreau : Oui, oui, oui... Et moi, je pense que le parrainage, c'est la réaction de Français qui n'acceptent pas la désinformation dans laquelle on est. Je suis très frappée de voir que Monsieur Quinqueton est mal informé sur les situations migratoires. Je le savais déjà, mais je vois qu'il persiste dans son erreur. D'abord on ne part pas si facilement de chez soi et l'on n'est pas si bien en France lorsque l'on est étranger. Il faut rappeler les chiffres, moi j'étais très frappée de constater depuis des mois chaque fois que j'ai posé la question autour de moi, j'ai constaté que les Français ne connaissent pas du tout les chiffres.
Alexandre Hérau : Mais vous-même vous ne les connaissiez pas.
Monique Chemillier-Gendreau : Je ne les connaissais pas lorsque j'ai commencé à m'intéresser à ce dossier. J'ai découvert donc qu'il y avait en France depuis le dernier recensement, ce sont les chiffres du dernier recensement, 2 millions 900.000 étrangers, ce qui n'est pas beaucoup par rapport à notre population qui est de près de 57 millions d'habitants, et c'est un chiffre qui d'ailleurs est inférieur à celui que nous avons connu dans d'autres périodes, notamment avant la guerre, en proportion, en relativité. Mais sur ce chiffre, si vous regardez les Africains d'Afrique noire francophone, qui sont ceux sur lesquels le mouvement est très focalisé actuellement, ils ne sont que 148.000. Je dis bien ils ne sont « que ». C'est-à-dire que moi, je considère que pour des pays avec lesquels nous devons avoir des liens, nous avons des liens, nous devons garder des liens, ils ne sont pas assez nombreux car c'est très peu 148.000. Ca veut dire que nous n'avons pas de relations de coopération large, ouverte, féconde, propres à engendrer du développement pour eux et de l'enrichissement dans tous les domaines pour nous, donc ça ne va pas du tout. Et alors, quand on parle des Maliens, par rapport à ce qui a été dit par Monsieur Quinqueton, c'est vrai que le contingent des Africains d'Afrique noire francophone le plus important est celui des Maliens. Mais c'est là qu'il faut savoir un petit peu d'où viennent les migrations, et comment ça s'organise. Il y a beaucoup de facteurs de migration. La misère n'est pas du tout un facteur ni mécanique, ni unique. Et si vous comparez les Maliens avec d'autres pays d'Afrique aussi pauvres, je pense à la Centrafrique par exemple, vous avez beaucoup moins de Centrafricains que de Maliens parce qu'au Mali, il y a une tradition migratoire, il y a depuis longtemps, dans les familles maliennes, notamment chez une certaine composante de la population malienne, une tradition au départ qui a engendré ce très petit flux de Maliens en France. Alors je dois dire que la corrélation qui nous a été rappelée tout à l'heure entre régularisation et nouvelles entrées massives n'est pas prouvée du tout. Elle n'a été prouvée à aucune époque. Nous n'avons pas établi cette corrélation quand il y a eu régularisation en 82, ou dans d'autres pays voisins. Donc il faut lever le poids des peurs, il faut ouvrir une opération de pédagogie. C'est ce que nous demandons au gouvernement de faire. Faire une opération de pédagogie. Malheureusement, nous comprenons qu'il faut faire une opération de pédagogie en direction du gouvernement...
Alexandre Hérau : Et Gérard Mordillat, qu'est-ce que vous avez, vous, découvert à travers cette question des sans-papiers ? On sait que vous avez signé avec Dan Frank, c'était il y a très exactement un an, dans Le Monde, un appel qui s'appelait N'oubliez pas les sans-papiers, où vous releviez que le plus intéressant pour vous était qu'enfin était posée la question de l'autre. Ces gens-là, et Alphonsine est là, devant nous, qui vivaient dans la clandestinité, avaient soudainement un visage.
Gérard Mordillat : Je crois que c'est une chose fondamentale parce que les peurs dont on parle sont évidemment des peurs nées de la méconnaissance absolue de ce dont on parle. Pour moi, quand j'entends parler des sans-papiers, ça me fait toujours un drôle d'effet, parce que c'est un vocable générique qui n'a pas de sens pour moi, puisque ce sont des individus que je connais, que je fréquente, que je vois assez souvent en ce moment, et donc, ce ne sont pas des abstractions, ce sont des êtres humains comme vous et moi, et donc c'est bien ça qu'il faut prendre en compte. Et la question de l'autre, c'est qu'on va pas refaire l'histoire de France, mais on sait très bien que nous ne sommes qu'un peuple d'immigrés, et heureusement, et tant mieux, quelle chance, et quelle horreur sans ça que tout le monde se ressemble. Bien entendu, je crois qu'il faut au contraire accepter, et je suis absolument d'accord avec ce qui vient d'être dit, que les étrangers en France en fait, ne sont pas assez nombreux. Moi j'ai toujours vécu dans un milieu, je vivais quand j'étais enfant à Ménilmontant, je peux vous assurer qu'en 59 dans ma classe, nous étions une majorité, on a fait le compte, il n'y avait qu'une dizaine dont on trouvait que les parents étaient l'un et l'autre français. Nous étions tous des enfants avec des parents qui venaient de différents pays. A ce moment-là, l'immigration était essentiellement européenne, mais c'était une immigration, les espagnols, les italiens, les belges, les polonais, enfin tout le monde.
Alexandre Hérau : Et ce qui n'était pas une abstraction, Jean-Pierre Alaux, c'était cette notion de délit d'hospitalité qui allait apparaitre et qui a fait bondir tout ce mouvement qu'on va appeler citoyen autour de la question des sans-papiers au sein du Gisti, qu'au Ministère on traite souvent comme faisant partie de ces associations un peu angéliques, droit-de-l'hommistes. On s'est beaucoup battu contre ça au point d'être je crois menacé.
Jean-Pierre Alaux : Menacé... euh.. le Gisti...? Ah, moins que les sans-papiers ! Mais je crois qu'il faut revenir sur la réalité. Il faudrait que le gouvernement ait l'honnêteté de dire cette réalité qu'il connaît au moins que aussi bien que nous tous autour ici de cette table. Les effectifs de 150.000 candidats à la régularisation, montrent que les effectifs d'étrangers en situation irrégulières, je ne dis pas clandestins, parce que la majorité d'entre eux ne sont pas clandestins par vocation, mais à cause de la politique qui est menée. Ces effectifs, c'est totalement ridicule. Pourquoi ? D'abord, au regard de la population des 57 millions de Français. Mais aussi... pour ne pas rappeler de chiffres, je vais rappeler des situations. C'est un véritable miracle qu'il n'y ait que 150.000 candidats à la régularisation dans un monde où par ailleurs, en plein mouvement des sans-papiers, dans une conférence internationale à Abidjan, on nous apprend qu'il y a 20 millions de séropositifs dans le seul continent africain, que ces 20 millions de séropositifs sont privés des trithérapies qui existent dans nos pays, et qu'ils ne viennent pas sauver leur peau chez nous ! C'est tout à fait stupéfiant qu'il n'y ait que 150.000 sans-papiers en France, quand on sait que dans l'ensemble du tiers monde, il y a 7 millions d'enfants qui chaque année meurent de faim, et que leurs parents ne se précipitent pas chez nous !
Alexandre Hérau : Emmanuel Terray, pour l'anthropologue que vous êtes, ce mouvement avait quelque chose d'important parce qu'il s'agissait là bien d'une question de droit. Mais plus généralement, au-delà de l'aspect juridique de leur situation, pour tous ces gens qui sont rentrés, qui sont devenus des clandestins malgré eux, qui aimeraient ne plus l'être, il est question de droit de l'homme plus généralement, et on se rend compte, et vous citez volontiers Georgio Agandben, que les droits de l'homme n'existent pas pour des gens qui ne sont pas citoyens d'un Etat. C'est bien là le fond du problème ?
Emmanuel Terray : C'est là le fond du problème. Effectivement, j'aime bien citer Georgio Agandben parce que dans son livre L'homo saquer, il a très bien montré les termes du problème. Il s'est posé la question de la déclaration des droits de l'homme et du citoyen. Et il a montré qu'en réalité cette déclaration est une déclaration des droits de l'homme-citoyen, c'est-à-dire de l'homme membre d'un État. Et alors, il s'est posé la question de savoir quels étaient les droits de l'homme-non-citoyen, c'est-à-dire de l'homme qui n'est pas protégé par un État. Et il a dit que cette question peut faire l'objet de toutes sortes de spéculations juridiques et philosophiques, mais que dans la pratique, nos sociétés ont déjà donné une réponse à cela dans la manière dont elle traite les exilés, les réfugiés, les irréguliers, les sans-papiers, et on voit bien que, en réalité, ces gens bénéficient d'un très petit minimum de droits.
Alexandre Hérau : Emmanuel Terray, on vous accuse d'être cette gauche morale un peu droit-de-l'hommiste, et puis on parle dans les couloirs du Ministère de l'intérieur d'« angélisme » à votre égard. Vous, vous répondez non, nous, on ne défend pas, en défendant des sans-papiers, des marginaux, mais plutôt peut-être une avant-garde.
Emmanuel Terray : Nous défendons les sans-papiers d'abord dans le domaine des droits parce que les sans-papiers forment dans notre société, une zone de non-droit, une zone de non-droit dans laquelle un certain nombre d'administrations, en particulier les préfectures, la police et la justice, prennent des habitudes des plus détestables. Le contrôle au faciès est maintenant généralisé, la délation est devenue un sport à la mode dans un très grand nombre d'administrations, et tout ça finit par atteindre les citoyens français eux-même. Le droit au mariage des citoyens français, dès lors qu'il s'agit d'un conjoint qui vient d'un pays à « risque migratoire », ce droit au mariage est mis en cause. Le procureur peut suspendre le mariage, ordonner une enquête, etc. De la même façon, les citoyens français qui ont eu la chance ou la malchance de naître à l'étranger ou dans nos anciennes colonies, chacun sait qu'aujourd'hui ils ont toutes les peines du monde à obtenir des certificats de nationalité française nécessaire à l'établissement de leur carte d'identité ou à son renouvellement. De sorte que nous avons des citoyens de seconde zone dans cette perspective. Donc sur le plan du droit, l'existence des sans-papiers fait l'existence d'une zone de non-droit qui agit comme une sorte de cancer. Le problème des droits. Sur le plan du travail, nous défendons aussi les sans-papiers qui sont des travailleurs démunis, et les plus exploités de notre société, mais qui sont effectivement moins des marginaux qu'un détachement précurseur en ce sens que, bon, si vous prenez les économistes de la pensée unique, ils vous expliquent que le chômage en France est du à deux raisons. Première raison, le poids écrasant des charges sociales qui rend le travail trop cher, en particulier le travail non qualifié, et deuxième raison, pour employer leur jargon, les rigidités du marché du travail, c'est-à-dire l'existence du Smic qui, là aussi, rend le travail trop cher. Mais alors, s'ils ont raison, alors les sans-papiers sont pour ces gens-là, le travailleur idéal parce qu'il n'y a pas de charges sociales, parce qu'ils ne sont pas payé au Smic, bien loin de là, et par conséquent, si ces gens-là prenaient le pouvoir et appliquaient l'ensemble de leurs idées, on peut penser que la condition qui est aujourd'hui celle des sans-papiers deviendrait progressivement celle d'un nombre croissant de travailleurs français et par conséquent, on peut penser que les travailleurs sans-papiers d'aujourd'hui dessinent notre avenir. Par conséquent, les sans-papiers sont là et remplissent en quelque sorte une véritable fonction économique, leur place est dessinée et c'est pure hypocrisie que de nous dire « on va aller à l'immigration zéro ». Si on veut, en effet, lutter contre le travail clandestin, il n'y a qu'une seule méthode, c'est de régulariser l'ensemble des sans-papiers qui en ont fait la demande, car à ce moment-là, il n'y aura plus de concurrence entre les réguliers et les clandestins sur le marché du travail. La circulaire Chevènement maintient un très fort contingent d'irréguliers, par conséquent, cette concurrence va se poursuivre, les régularisés auront beaucoup de peine à trouver du travail dans des conditions acceptables, seront encore obligés à cause de cette concurrence, de se plier aux conditions des employeurs, et le problème continuera comme il existe depuis déjà assez longtemps.
Alphonsine : Notre avenir, disons que pour l'instant, nous savons... parce que nous n'allons pas baisser les bras, nous savons que nous allons réussir à mener le gouvernement à régulariser tous les sans-papiers.
Alexandre Hérau : Dans quel état d'esprit se trouvent actuellement ceux qui vous entourent la-bas ?
Alphonsine : Les sans-papiers ou les soutiens ?
Alexandre Hérau : Oui, les sans-papiers. Les soutiens, je crois qu'ils sont là, autour de cette table...
Alphonsine : Nous avons la chance, dans l'Essonne, d'avoir des bons soutiens. Ils sont tout le temps avec nous et c'est eux qui nous encouragent à ne pas baisser les bras. Par contre, nous, dans l'Essonne, nous avons réussi à trouver une entente au niveau de la préfecture. Ce n'est pas tout à fait ce que nous voulions, mais c'est déjà un pas dans la mesure où chaque semaine, la préfecture essaie de régulariser un bon nombre de dossier, il y a des rejets, nous ne sommes pas tout à fait d'accord avec la préfecture pour ces rejets, puisque nous allons les représenter à la préfecture, quand les dossiers les moins difficiles seront passer.
Alexandre Hérau : Monique Chemillier-Gendreau, ce qui vous a intéressé, et Emmanuel Terray le rappelait au fond, c'est la simple question des droits de l'homme.
Monique Chemillier Gendreau : Oui, oui et moi, je dois dire que je ne supporte pas qu'on utilise l'expression « droit-de-l'hommisme », surtout de la part d' autorités, qui l'utilisent pour discréditer les engagements qu'ils ont pris eux-mêmes. Il y a des principes et des textes de droit international auxquels le gouvernement a souscrit et auxquels il veut se défaire le jour suivant. Ça, ça n'est pas admissible. Moi je voudrais rappeler que la liberté de circulation fait partie des libertés générales garanties par les pactes internationaux que nous avons signés, et qui sont des pactes entrés en vigueur. C'est l'article 12, tout homme a le droit de quitter un pays, y compris le sien. Alors le texte ne dit pas qu'il a automatiquement le droit de rentrer dans un autre pays, mais naturellement cela va de soi. Mais réfléchissons bien, nous ne voudrions pas, nous Français, nous ne voudrions pas perdre le bénéfice de ce texte, parce qu'au fond, chacun d'entre nous se dit que si un danger le menaçait, ou si, simplement, il avait envie de quitter son pays, il veut en avoir la liberté. Euh... l'État ne peut pas restreindre cette liberté, il ne peut la restreindre que, et le pacte est très clair, que si il y a à cela des nécessités démocratiques, c'est-à-dire il ne peut entraver la liberté des individus, qu'il a reconnue par le pacte, que si véritablement la démocratie est en danger dans notre pays, et la charge de la peuve est dans le camp du gouvernement. Il doit démontrer de quoi il veut protéger la démocratie. Et en réalité, en ne faisant pas cette démonstration, et en menant la politique qu'il mène, il menace la démocratie, parce qu'il fait chorus avec le Front national sur un soi-disant danger qui n'est pas démontré.
Alexandre Hérau : Jean-Pierre Alaux, il y a aussi la question de cette tradition française d'hospitalité, de générosité...
Jean-Pierre Alaux : Une tradition très relative, tradition dans les discours. La France a l'avantage d'avoir eu beaucoup d'intellectuels très tôt engagés sur le plan international, donc elle a diffusé beaucoup d'idées. Mais la tradition française du droit d'asile par exemple, moi, dans les faits, on la cherche tout à fait vainement. Il faut se souvenir que la France n'a pas été glorieuse pour l'accueil des juifs persécutés par les nazis, qu'elle n'a pas été généreuse pour accueillir les espagnols réfugiés d'Espagne, et je voudrais vous rappeler que dans l'application de la convention de Genève, la France avait pris des précautions jusqu'en 1968 pour interdir aux ressortissants de ses anciennes colonies à peine devenues indépendantes, de demander l'asile sur le territoire de la République. Alors d'un côté, on installait des dictatures dans les anciennes colonies, et de l'autre, on interdisait à ses ressortissants de venir chez nous. Alors la tradition de l'hospitalité française, elle existe, il y a des Français hospitaliers, mais l'État français n'est pas plus hospitalier, n'a pas plus de tradition d'accueil que les autres États.
Alexandre Hérau : Gérard Mordillat, vous avez l'impression à cette date aujourd'hui, d'assister à un sursaut républicain autour de la question des sans-papiers ?
Gérard Mordillat : Oui enfin... je ne sais pas si il y a un sursaut, il y a une très large mobilisation, une très profonde mobilisation et surtout, je veux rappeler que, contrairement à ceux qui caricature nos positions, nous n'avons jamais réclamé l'ouverture des frontières à tous vents, nous avons dit simplement que nous souhaitions, nous voulions la régularisation de tous les sans-papiers qui en avait fait la demande à la suite de cet appel de Lionel Jospin. Donc tenir un engagement qui a été pris. Donc voilà, c'est ça, et je crois que nous avons un devoir qui que nous soyons, que nous soyons cinéaste, écrivain, coiffeur, marchand de salade, simplement de rappeler aux hommes politiques que on peut parfois, quand on fait de la politique, accorder ses actes et ses paroles. Je sais que ça paraît exceptionnel en France, absolument extraordinaire, et que ça paraît même de l'ordre du jamais vu, mais pour une fois, ça pourrait avoir lieu. Et sur cette question-là qui est tellement cruciale, qui met en réalité en danger nos propres droits, je crois que c'est en cela qu'effectivement, la lutte des sans-papiers est une lutte fondamentale, parce que c'est bien évidemment en nous battant à leur côté que nous nous battons pour nos propres lois, et pour notre propre façon de vivre à l'intérieur de notre pays.
Alexandre Hérau : Monique Chemillier-Gendreau, il y a quand même, peut-être, un paradoxe c'est-à-dire que quand on élève ainsi, comme peut-être vous l'avez fait à cette table, la voix pour lutter contre la politique en matière d'immigration de MM. Jospin et Chevènement, c'est aussi un peu aussi fragiliser le gouvernement ?
Monique Chemillier-Gendreau : Et bien, écoutez, on ne peut pas sous prétexte de le protéger, aller contre toutes les idées d'une part qui sont les notres, les plus profondes, et aller contre les intérêts du pays. L'intérêt du pays n'est pas celui qu'on prétend. L'intérêt de notre pays était d'apaiser vraiment cette question. Le gouvernement a annoncé qu'il l'apaiserait, et finalement, il ne l'a pas fait, et l'entretient comme un prurit. Apaiser cette situation, c'est faire preuve de pédagogie. Si nos citoyens ont peur, s'ils n'ont pas compris ce que c'est d'être citoyens, s'ils accrochent cela de manière mécanique à la nationalité, il faut leur faire une opération de pédagogie dans ce sens pour leur expliquer que la citoyenneté, c'est le fait de se dresser dans l'espace public pour, non seulement réclamer ses droits, mais pour débattre avec les autres ce que seront ceux de chacun, pour créer un espace public. C'est ça, la citoyenneté, et ça, ça se joue entre les individus quelque soit leur nationalité, là où ils sont.
Jean-Pierre Alaux : Il faut aussi rappeler que défendre le droit des étrangers c'est aussi défendre le droit des Français. Que les contrôles d'identité durcis par Pasqua aux étrangers, ils s'appliquent aussi aux Français, par exemple.
Alexandre Hérau : Alors, c'était un débat que l'on aurait pu prolonger. Je suppose qu'il se fera ici-même, ou ailleurs, je le souhaite. En tous cas, on vous remercie, Monique Chemillier-Gendreau. Et l'on rappelle le titre de votre ouvrage, c'est chez Bayard, L'injustifiable. Merci Alphonsine, d'être venue. Courage, avec tous ceux qui là-bas vous entourent. Merci aussi pour votre présence, Gérard Mordillat. On peut savoir ce que vous préparez en ce moment, quelque chose sur les sans-papiers peut-être ?
Gérard Mordillat : Non, rien de particulier sur les sans-papiers. Je prépare un film, oui.
Alexandre Hérau : Bon, tenez bon au Gisti, Jean-Pierre Alaux. Nuits magnétiques, c'est la fin. L'équipe de réalisation, c'est Bruno Neltansky, Vincent Decque, Alexandre Hérau. Bonsoir. Et puis, on va vous laisser avec Emmanuel Terray, peut-être.
Alexandre Hérau : Emmanuel Terray, nous avions besoin de cette leçon, ces gens qui ne courberont plus l'échine.
Emmanuel Terray : Nous avons besoin extrêmement de cette leçon. A vrai dire, le mouvement des sans-papiers nous a donné plusieurs leçons, il nous en a donné au moins deux : au sein du 3è collectif pendant 15 mois, 35 nationalités ont été représentées, des Chinois, des Turcs, des Philippins, des Maghrébins, des Africains, des Haïtiens, etc., et la leçon qui nous a été donnée à cette occasion est la suivante : il y a eu beaucoup de conflits à l'intérieur du collectif entre les hommes et les femmes, entre les anciens et les nouveaux, entre les familles et les célibataires, mais je peux donner le témoignage que ces conflits n'ont pas opposé des communautés les unes aux autres. Ces gens qui venaient d'origines extrêmement différentes ont su passer sur ces différences pour s'unir dans la lutte, et ça c'était une première leçon très importante. Puis la deuxième leçon, c'est effectivement qu'ils ont décidé de prendre en main leur affaire, de cesser de raser les murs, de cesser de mener cette vie de gibier traqué par la police, par les employeurs, par les propriétaires etc. et de redresser la tête. Et bien, c'est une superbe leçon que beaucoup de Français devraient prendre en compte, et dont ils devraient s'inspirer pour ne pas continuer à subir la société que l'on cherche à nous imposer.
Musique