FRANCE
Sans-papiers : les images que le ministère de l'Intérieur ne veut plus voir
Reporters Sans Frontières [sommaire]

22 juillet 1998
Contact : europe@rsf.fr

En France, depuis janvier 1998, au moins douze journalistes ont été interpellés lors de manifestations de soutien aux "sans-papiers" ou d'opérations de reconduite à la frontière de personnes en situation irrégulière. Dix d'entre-eux sont photographes ou cameramen. En 1997, trois photographes avaient été brutalisés et interpellés par des policiers dans des circonstances similaires.

Depuis les événements de l'été 1997 autour de l'église Saint-Bernard où de nombreux "sans-papiers" en grève de la faim avaient été expulsés de force par la police, les autorités françaises semblent craindre l'impact des images sur l'opinion publique. Ils mettent donc désormais des entraves au travail des photographes lors de ce type de manifestations. Ces derniers sont de plus en plus fréquemment interpellés, voire brutalisés, par les forces de l'ordre. Leur matériel, camera ou appareil photo, est souvent confisqué sous divers prétextes : "droit à l'image" des fonctionnaires de police, zone frontière ou de "haute sécurité", élément de preuve, etc. Les pellicules saisies ne sont que rarement restituées.

Ce rapport rassemble le témoignage de photographes victimes d'interpellations et de saisies de matériel par la police depuis le début de l'année.

  • Port de Marseille, 25 février 1998

    Éric Colomer et Jean-Baptiste Rivoire, respectivement journaliste et cameraman de l'agence CAPA, sont arrêtés et empêchés de filmer dans le port autonome de Marseille. Il leur est dit que le port est "interdit d'accès tous les mardis à cause du départ du Napoléon vers Alger". Ces journalistes risquent une amende pour avoir tourné sans autorisation. Ils sont gardés deux heures au commissariat, après contrôle de leur carte de presse. Les policiers exigent de garder la caméra.

    Jean-Baptiste Rivoire témoigne : "Les policiers voulaient visionner nos cassettes prétextant que nous avions filmé le dispositif de sécurité. J'ai refusé en arguant que ce visionnage était illégal. Ils ont alors déclaré qu'ils garderaient la caméra, l'affaire étant entre les mains du parquet. J'ai téléphoné à mon rédacteur en chef, Christophe Barreyre de Canal+, qui a saisi le directeur du cabinet du préfet des Bouches du Rhône. Il également prévenu les autorités que si nous n'étions pas relâchés, notre témoignage serait diffusé par Canal+ dans l'émission "Le vrai journal" de Karl Zéro. Nous avons été rapidement libérés et avons pu conserver nos cassettes."

  • Marseille-Alger sur le Napoléon, 30 mars 1998

    Bertrand Houard, journaliste indépendant et Wilfrid Esteve, photographe de l'association L'‘il public, sont menacés et intimidés par des policiers en civil et des agents de sécurité de la Société nationale Corse Méditerrannée (SNCM) sur le ferry assurant la liaison Marseille-Alger. Leur cabine est fouillée et leurs pellicules saisies. Ils sont interpellés à leur descente à Marseille.

    Wilfrid Esteve et Bertrand Houard témoignent : "Pour pouvoir effectuer un reportage sur les conditions de retour des Algériens, nous avons embarqué comme simples passagers sur le ferry assurant la liaison Marseille-Alger. Le bateau, appartenant à une ligne commerciale, sert également pour l'expulsion de personnes en situation irrégulière et de délinquants frappés de la "double peine". Le dispositif de sécurité était impressionnant et quelque peu disproportionné : nombreux policiers, CRS et militaires pour escorter six expulsés sur les quelques 150 passagers réguliers. Dès que nous avons posé le pied sur le ferry, la sécurité du bateau a voulu saisir notre appareil photo : "Pas de ça ici! Nous vous le rendrons à Alger."

    "Durant la traversée, nous avons pu nous entretenir avec des passagers et prendre quelques photos. Mais nous avons été repérés par des policiers en civil et des vigiles de la SNCM. Interrogés par le commandant de bord en présence de policiers, nous avons décliné notre qualité de journaliste. Cela a provoqué un vent de panique et les policiers nous ont dit qu'ils devaient avertir leurs supérieurs. Nous avons alors été confinés dans notre cabine qui avait été fouillée pendant que nous prenions notre repas. Nous avons été réveillés en pleine nuit par le commandant de bord qui nous a sommés de lui remettre nos pellicules prétextant que nous avions pris des clichés sur un navire de "haute sécurité". Devant notre refus, les policiers sont revenus à plusieurs reprises durant la nuit en nous menaçant de poursuites judiciaires.

    A notre retour à Marseille, nous avons été accueillis par le Directeur général de la Police des airs et des frontières (PAF) et conduits au commissariat. Il a menacé de nous déferrer immédiatement devant le parquet si nous ne lui remettions pas les pellicules des photos prises sur le ferry. Au nom de quoi ? avons-nous demandé. La réponse restait la même : "navire sous haute sécurité". Nous lui avons demandé de dresser un procès-verbal et de nous signifier par écrit le motif de notre interpellation et le chef exact de l'inculpation. Cela n'a pas été fait car il n'y avait aucune justification légale à notre interpellation, encore moins à la saisie de nos pellicules : nous étions sur une ligne commerciale et n'avions commis aucun "délit", à part celui de prendre des photos. Nous avons été de nouveau menacés et intimidés par les policiers. Dès que nous leur avons remis nos pellicules, nous avons été relâchés. Nous avons exigé un reçu pour nos pellicules et une trace écrite de notre interpellation - rien n'a été fait et, à ce jour, nous n'avons toujours pas récupéré nos pellicules. Le commissaire Legrand, qui nous a interrogés, nous a par contre discrètement conseillé de ne plus remettre les pieds à Marseille.

    De retour en ville, nous croyons avoir été suivis et notre chambre d'hôtel a été fouillée. Le reportage que nous avons publié dans le quotidien Libération, le 20 avril, comporte des photographies dont nous avons réussi à cacher les pellicules.

  • Aéroport de Roissy, 1er avril 1998

    Dans la matinée, Diane Grimonet et Francine Bajande, photographes de presse travaillant respectivement pour les quotidiens français Libération et l'Humanité, sont interpellées alors qu'elles couvrent une manifestation contre des expulsions par avion de personnes en situation irrégulière. Bien qu'elles aient montré leur carte de presse lors du contrôle d'identité, les deux reporters sont interpellées avec les manifestants et conduites dans les locaux de la Direction du contrôle de l'immigration. Les deux photographes ont été relâchées trois heures plus tard.

    Diane Grimonet témoigne : "Je me suis rendue dans la matinée à l'aéroport Charles de Gaulle afin d'effectuer un reportage photographique pour le quotidien Libération sur une manifestation d'opposants au renvoi des "sans-papiers". Dès mon arrivée sur les lieux, devant le comptoir de départ du vol Paris-Bamako, j'ai vu des militants qui distribuaient des tracts aux passagers pour les informer qu'il y avait un ou plusieurs "sans-papiers" expulsés de France dans le même avion. Très rapidement, les forces de l'ordre ont encerclé les militants et leur ont demandé de les suivre. Comme ma cons¦ur Francine Bajande, j'ai tenté de faire des photos de l'intervention policière et c'est à cet instant que des policiers s'en sont pris à moi. Bien qu'ayant montré ma carte de presse, les policiers m'ont donné l'ordre de les suivre. Ils avaient reçu des consignes : Pas de photos! J'ai demandé à parler à un officier de presse, ce qui m'a été refusé et je me suis retrouvée, ainsi que Francine Bajande, dans le fourgon de police avec les militants qui s'opposaient aux expulsions. J'ai essayé de prendre un cliché de la situation, mais un policier est rentré dans le fourgon et m'a ordonné violemment de ne plus faire de photos. J'ai dû par la suite cacher les pellicules par peur de me les faire saisir. Nous avons été conduites dans les locaux de la Direction du contrôle de l'immigration où nous avons été retenues pendant plus de trois heures sans être informées des raisons de notre arrestation."

  • Siège de la DICILEC, 12 juin 1998

    France Keyser, photographe indépendante, Gilles Picheran, collaborateur du quotidien Le Parisien, et Jean-Manuel Simoes de l'agence Sipa press ont été interpellés au siège de la Direction de contrôle de l'immigration et de lutte contre l'emploi clandestin (DICILEC) au 17, rue de Dunkerque à Paris. Leur matériel photographique a été saisi. Les photographes ont été retenus pendant deux heures sur les lieux, puis conduits au Commissariat de Police de l'arrondissement. Ils ont été relâchés deux heures plus tard. Les trois photographes couvraient l'action d'un comité contre les expulsions de personnes en situation irrégulière.

    Jean-Manuel Simoes témoigne : "Comme d'habitude, lors du déroulement de ce type d'opérations, je suis resté à l'écart de façon à pouvoir travailler sans être gêné. Une quinzaine de minutes après le début de la manifestation, une intervention des forces de police a eu lieu. Parfaitement démarqués des militants, nous avions pris position avec mes collègues sur le haut d'un escalier afin de prendre des photos. Plusieurs policiers nous ont donné l'ordre d'arrêter. Nous leurs avons signalé que nous étions tous des photographes professionnels et avons continué à faire notre travail. Un groupe de policiers s'est alors dirigé vers nous et nous a encerclé. Notre matériel a été brutalement saisi ; la batterie du flash de mon collègue, Jérôme Sessini, a été endommagée à coup de matraque et jetée par terre. On nous a imposé de rester sur les lieux, bien à l'écart des manifestants. Après le contrôle de notre carte de presse, nous avons été conduits avec les manifestants à la troisième DPJ à Paris. Nous avons été fouillés. L'interpellation, qui aura duré plus de quatre heures, s'est terminée par la récupération des films et du matériel."

    France Keyser confirme les principaux points du témoignage précédent, à savoir l'intervention violente, la saisie du matériel, le boîtier cassé et l'interpellation musclée "au même titre que les militants" : "Une fois au commissariat, nous avons subi une fouille au corps, poursuit-elle. J'ai été contrainte d'enlever mes vêtements, même mon soutien-gorge. Une pellicule a été déroulée, ce qui a entraîné la perte définitive des clichés, pendant la fouille de mon sac."

    Jérôme Sessini, photographe pour l'agence Gamma, également présent sur les lieux, témoigne de la violence de l'interpellation policière. Son matériel a été endommagé par des coups de matraque : "Bien que nous ayons montré nos cartes de presse, les policiers se sont montrés particulièrement brutaux. Nous avons été matraqués, insultés, notre matériel a été saisi. Mon flash a été endommagé par des coups de matraque. Tandis que mes collègues étaient conduits au commissariat, j'ai pu m'éclipser et prévenir mon agence. J'ai pu récupérer mon matériel vers 22h30."

    Thierry Chiarello, cameraman pour Reuter TV, qui couvrait les heurts entre les forces de police et les manifestants devant le siège de la DICILEC, a été sommé par les policiers d'arrêter de filmer et sa caméra a été saisie. Elle ne sera rendue à son agence que le lendemain.

    Thierry Chiarello : "J'ai été violemment sommé d'arrêter de filmer et ma caméra a été confisquée. Je venais de tourner quelques scènes d'interpellations assez musclées de militants contre les expulsions par les forces de l'ordre. La cassette de l'enregistrement a été saisie car elle constituait une preuve de l'agression... d'un des CRS par les militants. A ce jour je ne l'ai pas récupérée."

  • Huis-clos

    Les incidents relatés ci-dessus se sont tous produits lors de manifestations de soutien aux "sans-papiers" (grèves de la faim, occupation d'églises ou bâtiments publics) et sur les lieux des expulsions de personnes en situation irrégulière du territoire français : aéroports et gares en région parisienne, port de Marseille. Force est de constater que ces lieux publics se transforment à l'occasion en zones de non-droit où les opérations de la police se déroulent dans un huis-clos quasi total.

    Un responsable de la Cimade (service ¦cuménique d'entraide) très présent sur les lieux des expulsions, le confirme : "L'embarquement sur un avion ou un bateau d'un étranger expulsé fait l'objet d'un black-out des autorités, écrit Jérôme Martinez, responsable de la défense des étrangers reconduits, dans un courrier adressé à Reporters sans frontières, daté du 6 juillet 1998. La procédure d'éloignement utilise des moyens et des parcours qui écartent toute possibilité de regard extérieur. Que ce soit dans les aéroports, par la mise en place d'un d'embarquement séparé de celui des autres passagers, dans les gares (utilisation de l'interdiction de filmer ou de photographier dans l'enceinte d'une gare), par l'intervention de la police ferroviaire, ou dans les ports (centres de rétention situés dans des zones portuaires à accès contrôlé), la législation et le contrôle policier isolent les étrangers reconduits des voyageurs, associations, familles et, a fortiori, médias."

    Jérôme Martinez attire également l'attention sur les problèmes d'accès aux centres de rétention administrative des étrangers, autre antichambre de l'éloignement. "Sur plus de cent centres de ce type répertoriés en France, les médias n'ont eu accès qu'à un seul, à deux reprises, pour un reportage télévisé. Dans les deux cas, les autorisations n'ont été données par le ministère de l'Intérieur qu'après de longs délais d'instruction. Il n'y a jamais eu d'autorisation délivrée pour couvrir des événements ponctuels, comme les charters ou les grèves de la faim. L'absence de transparence n'est pas limitée aux centres de rétention et l'ensemble des lieux de privation de liberté des étrangers sont concernés par une telle politique", conclut le responsable de la Cimade.

  • "Droit à l'image" de la police ?

    Tous les photographes interrogés par Reporters sans frontières témoignent des difficultés qu'ils rencontrent lors de ces événements : "Les manifestations de soutien aux sans-papiers ou les opérations de reconduite à la frontière sont toujours très difficiles à couvrir, vu l'importance des effectifs policiers", constate Grégoire Korganow, photographe à Libération. "Des coups de matraque s'abattent sur les appareils, parfois même sur nous, les tentatives de récupérer les pellicules sont systématiques", ajoute un de ses confrères du journal.

    De nombreux photographes se voient interdire de prendre des clichés ou se font saisir les pellicules en raison du "droit à l'image" des membres des forces de l'ordre. La publication de photographies de policiers en action mettrait en péril leur "sécurité". Cette explication est loin de les satisfaire : tous les photographes rappellent pertinemment avec combien de facilité ils ont couvert les récentes interpellations de hooligans en marge de la Coupe du Monde de football où, au contraire, les policiers et les officiers de presse faisaient tout pour leur faciliter le travail.

    Les journalistes de la presse écrite rencontrent moins de problèmes lors de ce type de manifestations, affirment quant à eux Philippe Bernard et Nathaniel Herzberg, en charge du dossier des "sans-papiers" au quotidien Le Monde. Ce constat est confirmé par Béatrice Bantman, journaliste à Libération. Néanmoins, cette dernière souligne l'assimilation systématique et volontaire par les forces de l'ordre des représentants de la presse avec les militants : "Puisque vous êtes avec eux, vous ne sortirez pas avant eux" lui auraient déclaré des policiers lors de l'occupation par des cinéastes du jardin du Luxembourg.

  • La réponse du ministre de l'Intérieur

    Vu la recrudescence des interpellations de photographes et des saisies de matériel lors des actions de soutien aux "sans-papiers" et lors des expulsions d'étrangers en situation irrégulière, Reporters sans frontières a saisi à de nombreuses reprises le ministre de l'Intérieur, M. Jean-Pierre Chevènement, lui demandant l'ouverture d'enquêtes sur les circonstances de ces incidents. L'organisation n'a reçu, à ce jour, qu'une seule réponse concernant l'interpellation des photographes Catherine Bajande et Diane Grimonet (voir supra). M. Chevènement assure que dans les circonstances présentes "les consignes données sont de permettre aux journalistes l'exercice de leur activité professionnelle" (20 avril 1998). D'après le ministre de l'Intérieur, les forces de l'ordre n'ont fait que sanctionner le comportement "militant" des photographes : "Je regrette par conséquent que Mesdames Bajande et Grimonet, en se comportant à cette occasion non comme des photographes assurant la couverture de l'événement, mais comme des sympathisants du mouvement, n'aient pas rendu possible un traitement différencié, qui au demeurant aurait pu paraître inégal et donc injuste aux autres participants de cette manifestation."

  • Conclusion et recommandations

    Les témoignages recueillis dans ce rapport démontrent que les photographes ne font qu'effectuer leur travail, en se démarquant des manifestants. Et que les photographes couvrant les opérations de soutien aux "sans-papiers" ou les expulsions d'étrangers en situation irrégulière bénéficient d'un "traitement particulier" de la part des policiers qui consiste à les empêcher de prendre et de diffuser des photos des interventions des forces de l'ordre.

    Brutaliser, intimider et interpeller des photographes dans l'exercice de leur métier est une atteinte à la liberté de la presse et une violation du droit d'informer et d'être informé. La saisie de pellicules, l'endommagement du matériel photographique relèvent également de la volonté de ne pas laisser filtrer des images des interventions de forces de l'ordre contre les "sans-papiers" et leurs sympathisants ainsi que d'empêcher tout regard extérieur sur les mesures d'éloignement des étrangers en situation irrégulière du territoire français.


    A la lumière de ces faits :