La théorie et la réalité du terrain

par Jean-Marie André [débat]


lemonde du dimanche 23 - lundi 24 février 1997 (Horizons-débats).

DEPUIS son élaboration en 1945, la police des étrangers a été modifiée à quatre reprises. Le paradoxe pourtant est qu'en un siècle, la représentation nationale, et donc a fortiori le peuple français, fut évincé d'un vrai débat sur l'immigration. S'il est un point où l'exercice de la souveraineté nationale semble faire peur aux gouvernants, c'est bien celui-ci.

Peur d'avancer, peur de reculer, peur de collaborer avec les parlementaires, effroi devant le souhait de certains de modifier la Constitution, horreur de penser que l'on pourrait, en modifiant l'article 11, écouter la voix de la France.

Et pourtant, les Francais pensent et ressentent l'immigration. C'est même l'un des thèmes pour lesquels les « sans opinions »  sont quasi inexistants. Doit-on en conclure que, plus le peuple souhaite s'exprimer, plus notre système dresse des barrières entre lui et les français  ? Et, ce qui est plus inquiétant, entre lui et une représentation nationale conduite à un silence forcé ?

Avec le temps, il semble que les fantasmes aient pris le pas sur le rationnel. Introduit par une certaine intelligentsia sur le ton de l'anathème, le fantasme a irradié depuis une vingtaine d'année la grande majorité de la classe politique. Atteints par ce virus sidérant, ceux qui veulent faire l'opinion s'éloignent des Français, comme des pingouins voient s'éloigner la banquise, juchés sur leur iceberg.

Le ministre de l'intérieur, Jean-Louis Debré, a, lui, pris conscience du problème, hors des fantasmes. Je tiens à lui rendre homage pour son action courageuse, malgré un lynchage médiatique systématisé.

Ainsi, comment, à partir d'un projet de loi que la gauche n'avait critiqué et combattu sur le fond qu'avec réticence, a-t-on pu passer à un tel déchaînement de passions avec, comme point culminant, l'appel à la désobéissance civique  ?

Cette réaction épidermique me semble symptomatique de la coupure qui existe entre la réalité du terrain, que les maires tels que moi vivent au quotidien, et sa vision théorisée et manichéenne pensée dans les sphères parisiennes. Nous voyons en effet plusieurs visions de la réalité s'affronter, le drame étant qu'aujourd'hui celles qui alimentent le débat ont un point commun  : la méconnaissance du vécu social de l'immigration, l'ignorance de la perception qu'ont les Français du quotidien d'une immigration incontrôlée depuis plus de quinze ans maintenant.

Y aurait-il donc plusieurs France? L'évidence est que oui en matière d'immigration. Pourtant, et traditionnellement, le débat et la confrontation des idées sont en France la source principal du droit, qui lui-même est source de consensus. Pourquoi alors ici aucune démarche ne semble pouvoir être consensuelle  ? Parce qu'elles se déroulent à mon avis dans trois espaces différents.

Le premier, le plus spectaculaire, est constitué par le groupe de pression immigration-émotion. De Saint-Bernard à la désobéissance civique, il regroupe le monde dit des intellectuels. Leur discours est parfaitement adapté à notre société de comrnunication, mais ne propose qu'une vision individualiste de la société. Ces «  intellectuels »  n'assument aucune responsabilité dans la gestion quotidienne de la cité. De plus, ils ne font montre d'aucune connaissance des textes qu'ils critiquent avec tant de ferveur. Mais ils utilisent, pour faire passer leur discours des idées et des images simples, voire simplistes, sans tenir aucun compte de la réalisation des propositions faites.

Le deuxième espace me semble être celui de l'abstraction. J'en donnerai comme exemple Pierre Mazeaud. Cet espace fonctionne selon une logique que je résumerai ici  : le droit pour le droit. Dans cette logique-là, les sentiments sont remplacés par l'ensemble des textes fondateurs de la République auxquels s'ajoute la jurisprudence.

Ici la démarche n'est pas irresponsable mais elle s'apparente à de la recherche fondamentale. Aux yeux des techniciens, la France ne s'apparente plus qu'à une construction juridique dont ils ne travaillent que le squelette. La coupure du quotidien et du réel me semble également profonde. Ils ignorent la vie organique de la France, les idées non traduites en articles de droit.

La preuve en est donnée avec la proposition de Pierre Mazeaud dans le domaine des certificats d'hébergement. C'est, à la moindre angoisse politique et malgré quinze ans de décentralisation à marche médiatiquement forcée, le retour à l'Etat.

Quelle distance par rapport au quotidien des cités directement concernées par ce problème ! Quelle distance entre les lyriques, les théoriciens et le terrain ! Pourtant, dans une démocratie, rien ni personne n'est plus représentatif que l'élu. Sa légitimité ne souffre aucune discussion ; il représente les idées dans lesquelles se reconnaît la nation.

Mes prises de position en matière d'immigration n'ont pas changé d'un iota depuis maintenant quatorze ans que mes administrés me font confiance. Oui à l'intégration de ceux qui souhaitent rester en France, en respectant nos lois et traditions. Non, à l'expulsion systématique de ceux qui ne sont motivés que par l'attrait de notre système social, mais également des délinquants et des dealers. C'est cette vision des choses qui me fait être d'accord avec tout système de contrôle d'entrée et de sortie des étrangers (dyptique ou tout autre formule).

De quel droit MM. Mazeaud et Pandraud, qui ne sont pas maires veulent-ils décider à la place des élus communaux ? De quel droit l'Association des maires de France sans concertation avec ses membres, décide-t-elle de demander au gouvernement de retirer les certificats d'hébergement aux maires pour les confier aux préfets ? Le maire est sans aucun doute la personne la plus apte à prendre ses responsabilités sur le terrain.

Comment peut-on imaginer que les préfets soient capables d'envisager avec calme et sérénité un tel problème ? De façon générale le temps passé dans les départements par ces serviteurs de l'Etat ne me paraît pas suffisant pour pouvoir juger des conséquences de telle ou telle installation d'étrangers dans une commune. Ainsi le Gard aura connu plus de dix préfets en quatorze ans...

Il serait peut-être plus judicieux que l'Etat laisse aux élus locaux la gestion de l'immigration dans les communes pour s'occuper d'autres charges à sa taille. La responsabilité de cet acte doit appartenir aux maires et à personne d'autre. La décision prise engage trop le devenir de nos villes et villages de France pour qu'ils ne soient pas partie prenante deu processus.


Jean-Marie André est député (UDF) du Gard et maire de Beaucaire.