Sylvia Zappi
LE DÉBAT sur le droit de vote des étrangers serait-il en train de gêner la gauche plurielle ? La question se pose avec une acuité nouvelle après les déclarations de Jean-Pierre Chevènement sur TF 1 lors de l'émission Public, dimanche 7 novembre. Interrogé sur la revendication du droit de vote des immigrés aux élections locales, le ministre de l'intérieur a admis qu'une telle mesure pouvait être « envisageable ». « Il faudrait voir dans quelles conditions, si on le souhaite, on pourrait le faire et, à mon avis, uniquement pour peut-être des étrangers qui ont une carte de résident de dix ans et au moment du renouvellement, ça peut être une mesure envisageable à mes yeux », a expliqué M. Chevènement en précisant qu'il ne souhaitait pas se prononcer sur le sujet « tant que le gouvernement n'en a pas délibéré ». Si la formulation demeure très prudente, le propos marque un revirement certain du chef du Mouvement des citoyens.
Jusqu'alors M. Chevènement avait toujours conditionné l'exercice du droit de vote pour les étrangers vivant en France, à l'acquisition de la nationalité française. Lors du débat parlementaire sur la ratification du traité de Maastricht, en 1992, il avait souligné que l'octroi du droit de vote aux Européens pour les élections municipales et européennes entraînait une inégalité de traitement entre étrangers puisque les non-communautaires s'en trouvaient exclus. Mais c'était pour mieux démontrer l'incohérence du texte. Aujourd'hui, s'il rappelle encore sa préférence pour « la facilitation des naturalisations », le ministre de l'intérieur se prononce pour la première fois en faveur de l'octroi de ce nouveau droit pour les étrangers. Interrogé sur ses déclarations, M. Chevènement nous a expliqué : « Un Algérien vivant en France depuis des années devrait plus avoir le droit de voter qu'un Finlandais. »
A Matignon, cette prise de position a visiblement surpris : « C'est nouveau dans son discours, mais M. Chevènement ne nous étonne plus beaucoup », avoue un conseiller du premier ministre. Cette revendication n'est pas applicable pendant cette législature ».
Les socialistes continuent en effet de camper sur la position qu'ils avaient définie en juin 1996 : favorable au principe d'une réforme accordant le droit de vote aux résidents étrangers aux élections municipales, le PS estimait que celle-ci, nécessitant une modification de la Constitution impensable tant que Jacques Chirac demeurait président de la République, ne pouvait être mise en avant dans la plate-forme des législatives de 1997. Depuis, la revendication, affichée comme une « perspective » pour l'après-élection présidentielle de 2002, n'a plus été abordée par les instances nationales du PS. Le même argument de l'obstacle constitutionnel était avancé avant Maastricht. En 1992, la Constitution avait été modifiée pour permettre le vote des étrangers, mais seulement européens.
Depuis un an, le collectif « Même sol : même droits, même voix » rassemblant soixante associations à l'initiative de la Fédération nationale Léo-Lagrange (FNLL) et du Mouvement contre le racisme et pour l'amitié entre les peuples (MRAP), mène campagne en faveur de la reconnaissance du droit de vote. Trois cent cinquante élus socialistes, communistes et verts ont déjà signé leur appel.
La prudence du PS et de Lionel Jospin pourrait bien être ainsi mise à mal par la réalité. Un récent sondage CSA pour la Lettre de la citoyenneté rendu public le 5 novembre lors d'un colloque à Strasbourg organisé par le Conseil de l'Europe a montré un renversement de l'opinion sur cette question sensible : pour la première fois, une majorité - 52 % - de Français se disent favorables à l'octroi du droit de vote aux étrangers pour les élections locales. Ils n'étaient que 44 % un an auparavant ( Le Monde du 2 octobre).
Plusieurs facteurs pourraient expliquer ce renversement de tendance : l'affaiblissement de l'extrême droite semble marquer la fin de l'exploitation électorale du thème de l'immigration. La régularisation de dizaines de milliers d'étrangers en situation irrégulière et l'application de la loi Chevènement sur l'immigration ont apaisé les polémiques. La droite ne s'y est pas trompée qui multiplie les revirements sur cette question. Les déclarations de Charles Pasqua demandant la régularisation des sans-papiers et l'appel d'Alain Juppé pour une « décrispation idélogique » sont autant de signes que le climat politique a changé.
Certains, au PS, en ont conscience. Adeline Hazan, députée européenne et ancienne secrétaire nationale chargée de l'immigration, est persuadée qu'il est temps de relancer le débat sur le droit de vote : « Ce serait l'honneur de la gauche de faire cette réforme», » estime la députée qui souligne que la demande revient régulièrement dans les réunions de militants de base. « Chaque fois qu'on parle du droit de vote, on sent que l'approbation est majoritaire, ce qui n'était pas le cas en 1988 », confirme François Loncle, secrétaire national chargé de l'immigration, favorable à cette « conquête ».
Pour les associations, les déclarations du ministre de l'intérieur viennent à point nommé. « C'est une avancée importante. M. Chevènement est le premier ministre qui ouvre le débat », s'enthousiasme Eric Deshayes, responsable de la campagne pour le droit de vote à la FNLL. Le collectif entend rebondir dans les semaines qui viennent en lançant une pétition nationale. Le PCF défend lui aussi la réforme et les Verts ont fait du droit de vote une revendication phare, s'apprêtant à lancer un Mouvement des droits civiques, début décembre. « Il faut arrêter de demander aux jeunes des banlieue de respecter les lois de la République et d'être des citoyens si on interdit à leur parents de voter », explique Stéphane Pocrain, porte-parole national.