par Etienne Balibar, Monique Chemillier-Gendreau, Jacqueline Costa-Lascoux, Emmanuel Terray | [débat] |
AVRIL 1998, une page est tournée : la loi sur le séjour des étrangers en France, baptisée Réséda (loi Relative à l'Entrée et au Séjour des Etrangers et au Droit d'Asile), est adoptée. Le processus de régularisation touche à sa fin. Le gouvernement se décerne un brevet de civisme, de réalisme et d'équilibre. Ceux qui se mettent en travers ne sont que de mauvais citoyens irresponsables.
Eh bien non : la question n'est pas réglée, et ne le sera pas du seul fait qu'en haut lieu on fronce les sourcils. Après six mois plus qu'instructifs quant à la conception que nos dirigeants se font de l'art de gouverner, on est dans un cul-de-sac. Il faut en sortir, cela importe à tous. Mais, pour cela, il faudrait cesser de piper les dés. Or ils l'ont été constamment, qu'il s'agisse de la volonté de « soustraire l'immigration aux luttes politiciennes », de la loi ou de la procédure de régularisation.
Le gouvernement a peut-être cru qu'il « neutraliserait » la politique d'immigration. Il n'a réussi qu'à fortifier la fraction la plus nationaliste et la plus autoritaire de la droite, pour qui la non-abrogation des lois Pasqua était encore une concession trop faible. Les diatribes de M. Debré auront eu le mérite de souligner l'évidence : lorsque la conception de l'ordre démocratique est en jeu, l'équilibre entre droite et gauche est introuvable.
Mais, surtout, le gouvernement s'est mis à agiter l'épouvantail de l'aide apportée au Front national par les contestataires qui prôneraient l'ouverture totale des frontières. Au lendemain d'élections qui ont dévoilé les vrais rapports de forces, le sujet est peut-être trop grave pour qu'on ait recours à de semblables astuces polémiques. Chacun sait que, dans leur majorité, ceux qui voulaient l'abrogation promise par Lionel Jospin, la régularisation des sans-papiers, le respect du devoir d'hospitalité et du droit d'asile ne demandent pas cette ouverture sans contrôle. Présenter maîtrise des flux d'immigration ou abolition des frontières comme la seule alternative est un discours malhonnête. Les défenseurs du droit des étrangers réclament seulement trois choses fondamentales :
qu'aucune disposition restreignant la liberté des persones ne soit adoptée sans avoir pris en compte son « coût démocratique », l'effet des pratiques répressives sur l'esprit public et le fonctionnement de l'Etat ; faute de quoi la défense du droit et la lutte contre l'illégalisme se traduisent par l'idéologie sécuritaire, la multiplication des bavures, l'atteinte aux libertés de tous ;
qu'aucune concession ne soit plus faite à la mythologie de la pression migratoire censée nous menacer si d'aventure la « vigilance » aux frontières était relâchée ; toutes les études montrent en effet que les causes des déplacements sont complexes, individualisées, souvent réversibles, toujours limitatives et qu'en dehors des situations de catastrophe et des exodes qu'elles entraînent (dont la France est jusqu'à présent peu affectée) il n'existe rien de tel qu'une « misère du monde » attendant le signal pour se déverser massivement dans l'Hexagone.
Comment ne pas voir la contradiction ? On proclame qu'il faut lutter contre le travail clandestin et la délinquance mafieuse. Au même moment, on repousse vers l'illégalité 60.000 à 80.000 travailleurs, pour la plupart établis ici de longue date et qui ne demandent qu'à vivre au grand jour ! Ceux qui ont dénoncé le piège tendu aux immigrés et décrit la machine à fabriquer les clandestins avaient bien vu l'ampleur du problème social que cela va maintenant poser. A moins que ce formidable encouragement à l'économie parallèle ne soit un signal adressé au patronat, pour lui faire comprendre que les 35 heures seront compensées par une pression accrue sur les salaires et la stabilité du travail ? De quel côté se trouve donc l'irresponsabilité ?
La loi dite Réséda a été préparée sans concertation, en méprisant l'avis de la Commission nationale consultative des droits de l'homme au bénéfice d'un rapport d'expert commandé en fonction des mesures qu'on voulait légitimer. Sa discussion a favorisé toutes sortes de dérapages autoritaires au sein de la gauche. Au bout du compte, les avancées portant essentiellement sur le droit familial et social, que nous avons toujours reconues subsistent. Mais, outre qu'elles ne changent rien d'essentiel à l'esprit antérieur, elles demeurent dépendantes de l'arbitraire administratif. Et elles se payent de dispositions répressives aggravées : ceraines sont proprement scélérates, qui visent à criminaliser la solidarité avec les étrangers en difficulté, en la confondant avec le trafic de main-d'oeuvre sous le nom d'« aide au séjour illicite ».
Ironie sinistre : c'est quand la construction d'une nouvelle citoyenneté recule en Europe au profit de la centralisation financière et de l'adaptation au marché des législations sociales, alors qu'il importerait d'éviter tout amalgame entre différentes façons de « défendre la souveraineté », que le ministre de l'intérieur va se faire représenter dans les conférences où s'orgnanise l'Europe des polices. Et l'on voudrait nous effrayer en agitant le spectre de « trotskistes anglais » infiltrant les manifestations qui tentent d'alerter navigants et passagers sur le sens des violences dont ils sont témoins ? Allons donc ! C'est beaucoup de trotskistes anglais, de catholiques romains, d'anarchistes espagnols ou de pacifistes allemands qu'il faudrait avec nous, dans les terminaux de Roissy, pour que s'édifie l'Europe démocratique activement concernée par tous ces problèmes et construisant son espace public.
Il serait préférable pour l'ordre républicain qu'on retrouve les assassins du préfet de Corse ou les commanditaires de l'incendie du Crédit lyonnais, plutôt que d'engager la police et la justice dans la chasse aux milliers d'étrangers qu'on vient de ficher et de se fixer le défi imbécile de les expulser tous dans des formes « humaines ». Comme il serait préférable, pour épargner aux banlieues le pourrisssement de ghetto, d'accélérer la reconnaissance des droits des chômeurs et de reconstituer les services publics tombés en déshérence, plutôt que d'affecter les préfectures au tri des immigrés - bonnes familles d'un côté, mauvais célibataires de l'autre -, désespérant ainsi toute volonté collective d'intégration.
L'opération de régularisation a été de bout en bout une opération politique. L'aveu en fut fait lorsqu'on nous expliqua que l'application des fameux critères produirait automatiquement le résultat « équilibré » dont on avait besoin : 50 % d'acceptation, 50 % de déboutés. On sait avec quel arbitraire d'une préfecture à l'autre, et quel mépris de la vie des gens, cette sélection a été opérée. Une politique, cela se corrige, nous ne nous lasserons pas de les dire. Il suffit de ne pas persévérer dans l'erreur manifeste. Nous n'attendons pas du gouvernement qu'il abroge la loi. Mais nous attendons désormais qu'il en corrige autant que possible les effets au moyen de décrets d'application, en suivant les recommandations de la Commission consultative des droits de l'homme, quel que soit l'avis que rendra le Conseil constitutionnel. Surtout, nous attendons qu'il décide un moratoire des expulsions, suivi d'un réexamen des dossiers, de façon à aboutir rapidement à une régularisation des sans-papiers qui en ont fait la demande, dont la majorité vit et travaille en France depuis des années. Car il faut couper court aux drames et aux exploitations que la situation rend inévitables.
Enfin nous lui demandons d'engager l'information des citoyens et la concertation sur la place démocratique, la coexistence des communautés de culture différente et les transformations de la souveraineté territoriale qu'appelle le monde d'aujourd'hui. Car notre pays doit conserver la capacité d'inventer son droit de cité, quand l'histoire à nouveau se tend et se cherche un sens.
C'est beaucoup demander ? Rien qui n'ait été maintes fois annoncé et promis. L'idée d'une autre politique, socialiste, dont fait intégralement partie la mise en oeuvre des droits de l'homme, s'est exprimée naguère dans le symbole de la rose. On nous disait voici un an : les roses fanées refleuriront, plus vigoureuses, après inventaire. Mais il faut choisir : la rose ou le réséda.
Monique Chemillier-Gendreau est professeur à l'université Paris-VII, ancien membre du Collège des médiateurs,
Jacqueline Costa-Lascoux est directeur de recherches au CNRS, ancien membre du Collège des médiateurs,
Emmanuel Terray est directeur d'études à l'Ehess.