L' INTERVENTION du premier ministre au cours du "Club de la presse d'Europe 1" du 5 juillet n'a pas mis un terme à la grève de la faim des immigrés du troisième collectif. Au contraire, elle a entraîné la rupture des négociations engagées avec le ministère de l'intérieur. Cette issue désastreuse nous conduit à en examiner de plus près la teneur.
La forme n'est pas sans importance, dès lors qu'il s'agit de se faire entendre et comprendre. Lionel Jospin rappelle longuement que l'Etat est l'Etat, que la loi est la loi et que la circulaire est la circulaire. Il s'installe donc dans une position de supériorité plutôt que de dialogue. Il ne se prive pas pour autant de reprendre les formules d'un récent appel de soutien pour en renvoyer les termes à ses auteurs. C'est vouloir ajouter l'ironie à l'autorité.
Passe encore lorsqu'on parle de "régulariser de bonne foi ceux qui peuvent l'être", car la bonne foi est sujette à interprétation. C'est plus insupportable lorsqu'on suggère que les militants et les citoyens soutenant les demandes des sans-papiers - et, nommément, Emmanuel Terray - "jouent avec la santé des gens" alors que, précisément, ils ont demandé qu'on cesse ce jeu. Ou qu'ils contribuent à alimenter les filières "criminelles" du travail clandestin, alors qu'ils ont proposé d'en supprimer la clientèle par une large régularisation. Puisqu'on nous dit vouloir gouverner autrement, nous demandons moins d'habileté et plus de respect pour l'interlocuteur.
Plus délicate est sans doute la question de la souveraineté nationale, invoquée par M. Jospin à l'appui de l'idée selon laquelle, en matière de traitement des étrangers, l'Etat seul aurait compétence, les intéressés n'étant qu'en position de sujets, et toute procédure d'arbitrage ou de médiation entre eux et le gouvernement étant par définition exclue. C'est aussi ce qui lui permet de soutenir qu'avec la récente régularisation partielle "soixante-dix mille personnes ont obtenu des droits", comme s'ils n'en avaient pas eu auparavant, comme si les droits des individus étaient octroyés par l'Etat.
Il y a là un problème de fond, posé depuis l'entrée en vigueur des politiques de répression de l'immigration dite "clandestine". Il ne sera pas résolu du jour au lendemain, ni dans les pratiques gouvernementales ni dans l'opinion publique. Nous soutenons pour notre part qu'une interprétation démocratique de la Constitution va en sens opposé : des individus présents sur le territoire français et - qu'on le veuille ou non - intégrés à la société française, protégés par les conventions internationales - notamment contre les formes plus ou moins inavouées du bannissement - ont le droit de revendiquer l'égalité de traitement, de contester la régularité des procédures administratives dont ils font l'objet, et d'en appeler à des formes de médiation ou d'arbitrage public prévues par les règles constitutionnelles.
Ce droit est imprescriptible. Il n'équivaut certes pas à conférer la pleine citoyenneté politique aux étrangers résidant sur le sol français. Mais il s'oppose à une définition discrétionnaire de leurs conditions d'existence. Il va donc au-delà de la distinction entre "droits du citoyen" et "droits de l'homme" - ou "traitement humain", par exemple en matière d'expulsions -, qu'on invoque ici bien trop facilement. Il implique pour tout administré la possibilité de faire valoir réellement son point de vue et de l'opposer juridiquement au pouvoir politique. A fortiori exclut-il un mode de gouvernement fondé sur l'antithèse de l'ami et de l'ennemi, ou du national porteur de droits et de l'étranger privé de droits, sauf par la grâce de l'Etat. Il serait bon que la présente crise, venant après d'autres qui ont toujours buté sur le même obstacle, fasse avancer la reconnaissance de cet aspect de l'Etat de droit qui ne concerne pas seulement les immigrés. C'est moins difficile, en un sens, que de faire passer dans les faits l'égalité des sexes, mais ce n'est pas moins essentiel à la citoyenneté. Un Etat démocratique est celui dans lequel le pouvoir n'est pas juge et partie, même lorsqu'il se pose en "souverain".
C'est ainsi qu'il s'éloigne toujours davantage des restes d'autoritarisme monarchique qui peuvent l'habiter.
A la demande d'une intervention de personnalités indépendantes, dans un cadre à déterminer, le premier ministre réplique qu'il est "insultant" de soupçonner l'administration de partialité. Cette formulation est assez étonnante : si le travail de l'administration avait été irréprochable, aucune contestation de ses critères et de leur application n'aurait surgi. Le gouvernement n'aurait pas besoin de reprendre la question et de résoudre par des mesures ad hoc un problème qu'il a lui-même créé, ou laissé créer.
Mais ce n'est pas tout. L'administration dont il est ici question a une histoire ; de cette histoire, elle a tiré des habitudes en ce qui concerne le traitement des étrangers demandeurs de visa, d'asile, de cartes de séjour. Pour une part importante, elle ne voit toujours en eux que des quémandeurs et des fauteurs de troubles, quand ce ne sont pas des métèques. Ce sont ces habitudes qui sont insultantes, discriminatoires, répressives, tantôt sous le couvert de la loi, tantôt en débordant son cadre. Elles installent le non-droit au coeur de l'Etat de droit.
L'année qui vient de s'écouler aura prouvé une fois de plus, hélas !, qu'à défaut d'une forte volonté politique d'éduquer et de réformer l'administration, c'est elle qui forme ses responsables, jusqu'aux plus élevés, et tend à leur inculquer une bonne conscience absolue. L'inclusion d'observateurs, de médiateurs acceptés par tous les intéressés dans une instance de recours contre des injustices éventuelles n'est donc pas une insulte, c'est une garantie minimale, et un premier pas vers la réforme de la "police", au sens large du terme. Tâche qui ne serait pas indigne d'un gouvernement de gauche.
C'est le premier ministre, on s'en souvient, qui a parlé de recours. Aussi lui disons-nous : vous ne pouvez claquer une porte en faisant mine de l'ouvrir. Vous ne pouvez prétendre Ø par exemple Ø qu'il est juste de "revenir à l'universalité" dans le cas des allocations familiales et qu'il serait inconcevable - un "amalgame" ? - de revenir à l'égalité entre familles et célibataires dans le cas du droit de séjour des étrangers. "La fermeté d'un gouvernement, disiez-vous alors, ce n'est pas l'autisme, ce n'est pas refuser le dialogue, ce n'est pas ne pas écouter (...), la conviction, ce n'est pas forcément ne jamais changer."
Ce qui vaut pour certains doit valoir pour tous, même les plus misérables des sans-papiers. Eux aussi ont droit à présenter leur situation et à discuter leur sort. N'auriez-vous donc aucune responsabilité dans le fait qu'il leur faille pour cela se mettre eux-mêmes en péril ? Oserez-vous bien suggérer encore qu'il s'agit là d'un chantage, ou d'une manipulation ? Nous qui les soutenons et qui craignons pour eux, nous vous le redisons donc, après vous avoir entendu : ne jouez pas avec la vie des hommes ! Ouvrez réellement la voie du dialogue, du recours et de l'arbitrage ! A terme, votre autorité démocratique en serait renforcée.
Etienne Balibar est professeur de philosophie à l'université Paris-X-Nanterre.