par Frédéric Bonnot | [débat] |
LE retentissement médiatique de la réforme du droit d'asile actuellement discutée (projet de loi Chevènement) est d'autant plus grand qu'elle « exhume » les dispositions solennelles du préambule de la Constitution de 1946 sur les « combattants de la liberté ». Or son principal objet est de contourner une décision du Conseil d'Etat (1983) qui interprète la définition du réfugié donnée par la convention de Genève du 28 juillet 1951 d'une façon qui paraît aujourd'hui trop restrictive.
Si, pour être éligible au statut de réfugié, ladite convention exige que les craintes de persécution répondent à l'un des motifs que son article premier énumère (politique, religion, race, nationalité, appartenance à un certain groupe social), le juge a considéré qu'il fallait aussi s'interroger sur la qualité de l'auteur des persécutions. Il est nécessaire, pour se voir reconnaître la qualité de réfugié en France, que les persécutions aient été perpétrées pour les motifs énoncés par la convention de Genève, mais aussi qu'elles aient été commises par les autorités étatiques ou, du moins, avec leur encouragement ou leur tolérance volontaire.
Cette jurisprudence, confirmée récemment par le Conseil d'Etat, paraît inadaptée à la multiplication de conflits (Algérie, Sri Lanka, Pérou, Turquie,...) où des groupes de particuliers organisés opposés aux autorités en place commettent des violences à rencontre des populations.
Il a paru dès lors nécessaire au gouvernement de donner un nouveau souffle au droit d'asile en étendant son champ d'application. Mais plutôt que d'énoncer tout simplement la portée qu'il voulait voir reconnue à la définition du réfugié contenue dans la convention de Genève, il a décidé de reprendre les termes de l'alinéa 4 du préambule de la Constitution de 1946: « Tout homme persécuté en raison de son action en faveur de la liberté à droit d'asile sur les territoires de la République ». Afin de créer une nouvelle catégorie de réfugiés qui s'ajoute à celle définie par la convention de Genève. Ces mots magnifiques constituent une déclaration forte, au parfum révolutionnaire - ils puisent en effet leur source dans l'article 120 de la Constitution de 1793 -, mais ils risquent de donner au droit d'asile une complexité qui ne semble pas avoir été mesurée.
La référence ainsi faite à une disposition de valeur constitutionnelle paraît d'autant moins pertinente qu'elle n'épuise pas le domaine de l'asile constitutionnel. La Constitution a été modifiée en 1993 pour y introduire un article 53-1 qui autorise la France à souscrire des engagements internationaux concernant le droit d'asile (les conventions de Schengen et Dublin relatives à la détermination de l'Etat responsable du traitement de la demande d'asile. Or il est prévu au 2e alinéa de l'article 53-l des dérogations à l'application de ces accords internationaux en matière d'asile pour tout étranger persécuté en raison de son action en faveur de la liberté ou qui sollicite la protection de la France pour tout autre motif. Cela signifie que le champ d'application de l'asile constitutionnel est infini. Le projet de loi se limite à la référence du préambule de 1946, mais cela revient à ignorer la réelle portée de l'asile constitutionnel.
Plus fondamentalement, la référence à l'asile constitutionnel n'est pas adaptée au débat actuel qui porte sur la définition du réfugié. Les deux notions sont distinctes :
l'asile constitutionnel est une question de séjour, la qualité de réfugié conventionnel est une question de statut international, qui, d'ailleurs, aux termes des seules obligations résultant de la convention de Genève, exclut toute reconnaissance automatique au séjour. Le moment pourrait être choisi pour cesser de les confondre.
Le paradoxe de cette réforme est de confier la détermination de sa portée au juge alors qu'elle a été rendue nécessaire par la volonté de contourner le juge. En effet, sa clé réside dans l'interprétation qui sera donnée par le juge, et par lui seul, de l'action en faveur de la liberté. Que le Conseil d'Etat soit incontournable est une bonne chose pour notre Etat de droit ; que le législateur lui confie la teneur de la loi semble plus discutable.
Ainsi, marcher en minijupe dans le bled algérien constitue-t-il une action en faveur de la liberté ? Soit le juge considèrera qu'il s'agit d'une tenue provocante et qu'il n'y a qu'à porter des jupes un peu plus longues pour éviter le vitriol (dans le meilleur des cas), soit, au contraire, il verra dans ce vêtement le combat que la femme algérienne du troisième milllénaire doit mener pour conquérir sa liberté. La distance à combler entre ces deux opinions laisse place à une grande variété de positions.
Outre qu'il faudra donner un contenu à l'action en faveur de la liberté selon des contextes culturels et politiques très divers, il est aisé de constater que les contours de la question sont plus philosophiques que juridiques. Pour prendre un autre exemple, on peut se demander quel sort réserver à tous les mouvements séparatistes. Le juge devra-t-il prendre parti sur le bien-fondé de telle revendication séparatiste et le mal-fondé de telle autre ? Décerner à certains un brevet de liberté et à tel autre un stigmate d'oppresseur ?
Par une audace juridique sans précèdent, un acte de droit interne (la loi) étend l'application du régime d'une convention internationale (celle de Genève). Le législateur aura-t-il pu se contenter de donner sa propre interprétation de la définition du réfugié de la convention de Genève. Pour des raisons qui tiennent sans doute à l'affichage politique, il a préféré créér une deuxième catégorie de réfugié, répondant à une définition complètement différente, et déclare que cette catégorie sera régie par la convention de Genève.
L'usine à gaz qui en résulte est d'un effet détonant. Toutes les clauses de la convention de Genève ne peuvent être appliquées aux personnes relevant des nouvelles dispositions de la loi. En effet la définition du réfugié de la convention de Genève fixe un régime juridique cohérent avec les motifs de persécution qu'elle exige pour l'éligibilité au statut. Cette définition n'est pas sécable. Vouloir, par exemple, appliquer les clauses de cessation du statut de réfugié figurant dans la convention de Genève à la nouvelle catégorie de réfugiés envisagée par le gouvernement n'a pas de sens. La nature des persécutions dans les deux catégories est différente; la cessation de la protection doit, dès lors, répondre à des raisons distinctes, car l'extinction des craintes de persécution répond à des raisons distinctes. Ainsi, un changement de régime politique pourra-t-il éteindre les craintes dans un cas, pas obligatoirement dans l'autre.
En outre, la réforme prévoit la délivrance d'un titre unique de réfugié par l'Ofpra (Office de protection des réfugiés et apatrides). Mais en quoi le titre délivré sur le fondement du seul droit interne sera-t-il opposable internationalement comme l'est le statut de la convention de Genève ? De plus, nos partenaires européens accepteront-ils de laisser circuler les bénéficiaires d'un tel titre comme le prévoit la convention de Schengen ? Cela ne risque-t-il pas de susciter une méfiance à l'égard de tous les réfugiés reconnus en France ou, à tout le moins, de corrompre le caractère universel du statut de réfugié au sens de la convention de Genève ?