lemonde Mercredi 13 mai 1998

POINT DE VUE

Sans-papiers : avant qu'il ne soit trop tard

par Patrice ChÈreau, Jean-Luc Godard, Anne-Marie MiÈville et Stanislas Nordey

I Il n'est pas trop tard. Il n'est jamais trop tard. Le 30 mai prochain, le dÈlai pour la rÈgularisation des sans-papiers en ayant fait la demande expire. Quatre-vingt mille personnes sont sur le point d'Ítre chassÈes du sol franÁais. Sans mÈnagement aucun, l'actualitÈ nous l'a dÈmontrÈ maintes fois. Ces quelques lignes sont un appel ý quatre-vingt mille d'entre nous. Ils existent, ils peuvent encore faire basculer le cours des choses. Mais il faut qu'ils se manifestent maintenant. Sans attendre.

Il y a deux ans, quelques dizaines d'hommes et de femmes, en occupant des lieux, en entamant une grËve de la faim, se sont engagÈs physiquement pour dÈfendre une idÈe, un droit hÈritÈ de la DÈclaration des droits de l'homme de 1789 : "Tous les hommes naissent libres et Ègaux sur cette Terre."

Il y a maintenant vingt mois, des centaines d'hommes et de femmes de nationalitÈ franÁaise ont rejoint, accompagnÈ ces occupants, ces grÈvistes, en dormant ý leurs cÙtÈs, en veillant, en mettant mÍme parfois leur corps en travers de la bataille.

Il y a un an et quelques mois, des dizaines de milliers de gens, avec et sans papiers, sont descendus dans la rue pour protester contre la violence et l'incohÈrence de lois iniques, inhumaines.

Il y a maintenant un an presque jour pour jour, des millions d'Èlecteurs sont sortis de chez eux et sont allÈs voter pour le programme de la gauche "plurielle", qui s'engageait clairement ý abroger les lois Pasqua-DebrÈ.

Dans quelques jours, sur les cent cinquante mille personnes ayant demandÈ la rÈgularisation de leur situation, seules quelque soixante-dix mille d'entre elles obtiendront le droit de rester en France.

 

Lire la suite page 16

Il y a maintenant quatre siËcles, l'Europe abattit sa main de fer, de feu et de sang sur l'Afrique noire, y massacra des centaines de milliers d'hommes, de femmes et d'enfants et organisa la plus gigantesque dÈportation jamais faite pour construire la glorieuse AmÈrique. Hommes, femmes et enfants, entravÈs, violentÈs, humiliÈs furent jetÈs dans des bateaux et coupÈs ý tout jamais de leur terre natale.

Aujourd'hui, alors que nous cÈlÈbrons avec fastes et une mauvaise conscience ý peine voilÈe l'abolition de l'esclavage, la France s'apprÍte ý expÈdier de force prËs de 80 000 hommes, femmes et enfants avec un lot d'entraves, de violences et d'humiliations, hors de leur terre d'adoption.

La plupart de ces exclus, de ces exilÈs, vont Ítre rendus ý un continent que les grandes puissances ont laissÈ exsangue et Èconomiquement ý l'agonie par les effets successifs d'une colonisation meurtriËre et d'une dÈcolonisation honteuse, effectuÈe en dÈpit du bon sens.

Quel est donc ce crime qu'ont commis ces gens qui vivent sur le sol franÁais et qui demandent ý y rester ?

Le crime de vouloir survivre. Le crime de vouloir offrir ý leurs enfants, ý leurs proches des conditions de vie dÈcentes, acceptables. Le crime de vouloir avoir accËs ý des Ècoles, des hÙpitaux : faut-il rappeler ici que si, par bonheur, les Occidentaux sont en train de conjurer la fatalitÈ du sida, le flÈau se propage ý une vitesse effarante dans ces pays sous-ÈquipÈs et que, par faute de moyens, prËs de 20 % ý 30 % de leurs populations semblent condamnÈs ý mort sans qu'aucun plan d'urgence international ne soit mis en place.

Nous le savons. Combien d'entre nous se sont-ils dÈjý fait cette rÈflexion : quelle chance d'Ítre nÈs ici plutÙt qu'ailleurs, sous des latitudes privilÈgiÈes parce que non dÈcimÈes par les guerres, les famines, les catastrophes naturelles, les dictatures. Eh bien, certains n'ont pas cette chance et ceux d'entre eux qui choisissent l'exil, l'envol, l'abandon d'une terre qui est la leur ont le droit de le faire ; on ne peut pas le leur refuser.

Dans les choix opÈrÈs par l'administration franÁaise, Ítre cÈlibataire vous donne moins de droits que si vous Ítes mariÈ. Aujourd'hui, sans aucun doute possible, on peut affirmer que l'essentiel des gens qui n'obtiendront pas de rÈponse positive quant ý leur demande de rÈgularisation sont des cÈlibataires. C'est tout simplement scandaleux. En quoi est-ce qu'un ou une cÈlibataire devrait subir une discrimination du fait de sa situation civile ? Dans la plupart des pays citÈs plus haut, les exactions des diffÈrents pouvoirs ou contre-pouvoirs ne se limitent pas aux seuls militants combattant un rÈgime ou une idÈe, mais touchent les citoyens qui, dans leur vie privÈe, peuvent encourir des persÈcutions systÈmatiques.

Pour prendre un exemple trËs concret de discrimination de fait, Ítre sans-papier et homosexuel (donc, cÈlibataire) vous condamne quasiment ý retourner encourir dans votre pays d'origine les peines les plus lourdes et les plus dÈgradantes, voire la peine de mort. Doit-on rappeler ici que l'homosexualitÈ, en France, n'est pas un dÈlit ? Que chacun est libre de choisir et d'aimer qui il veut ?

Quelques mots ý propos du droit d'asile. Qui peut aujourd'hui, parmi nous, prÈtendre ignorer la violence des massacres qui ont lieu en AlgÈrie, semaine aprËs semaine, dans une indiffÈrence quasi gÈnÈrale. Il faut savoir que des AlgÈriens venus sur le sol franÁais pour Èchapper ý l'horreur sont pourtant expulsÈs rÈguliËrement. Il faut redire ici haut et fort que la France n'accorde aujourd'hui quasiment plus le droit d'asile.

Et l'AlgÈrie est un exemple parmi des dizaines d'autres. A la suite de la politique dÈsastreuse qu'ont menÈe les pays occidentaux au moment de la dÈcolonisation, la plupart des anciennes colonies sont devenues des rÈgimes dictatoriaux o˜ les droits de l'homme les plus ÈlÈmentaires sont bafouÈs, o˜ les libertÈs les plus fondamentales sont violÈes. Ce sont ces pays-lý que ces hommes et ces femmes et ces enfants fuient. On ne quitte pas sa terre natale de gaietÈ de coeur. On le fait dÈchirÈ, blessÈ ý jamais. On le fait parce qu'on ne peut pas faire autrement. Le chemin de l'exil, de l'exode est un chemin douloureux. Le chiffre de 150 000 "intrus" que l'on nous agite sous le nez comme un chiffon rouge est, de plus, dÈrisoire. N'importe quel expert en la matiËre, n'importe quel organisme sÈrieux analysant les flux migratoires l'a dit et redit : il n'y a pas de "risque d'invasion". Laisser croire que l'immigration a des consÈquences nÈfastes est une contre-vÈritÈ aisÈment rÈfutable. Les flux ont toujours ÈtÈ stables.

Au contraire, l'immigration est une chance, une richesse, pour une sociÈtÈ comme la nÙtre, vieillissante. Le mÈtissage est un magnifique hymne ý la vie, la preuve d'une fraternitÈ interethnique possible. Tout repli sur soi amËne ý une certaine forme de dÈgÈnÈrescence.

Elever la voix pour lutter contre la politique de MM. Jospin et ChevËnement en matiËre d'immigration, ce n'est pas fragiliser le gouvernement ; c'est au contraire faire entendre une voix, une raison qui ne pourrait que justifier, rendre plus beaux, les enjeux de notre dÈmocratie. Un gouvernement dit de gauche n'est pas infaillible, il fait des erreurs, de mauvais calculs parfois ; il n'y a pas d'impunitÈ, nous avons la possibilitÈ et le devoir d'exercer le droit d'inventaire dËs maintenant. Avant qu'il ne soit trop tard.

Prendre la parole pour tenter de sauvegarder quelques-uns des enjeux les plus vitaux de notre rÈpublique - libertÈ-ÈgalitÈ-fraternitÈ -, c'est Ítre les garants de demain, c'est prÈserver la libertÈ de nos enfants, ce n'est pas l'apanage de "mouvements trotskistes anglo-saxons", comme se plaÓt ý le souligner le ministre de l'intÈrieur. Il est inquiÈtant de constater que la dÈfense des droits de l'homme est en train de devenir un dÈlit, une manifestation d'"extrÍme gauchisme".

Aujourd'hui, il faut Ítre auprËs de ces gens, les aider. Ceci est un appel.

Nous Ètions prËs de 100 000 ý Ítre descendus dans la rue en fÈvrier 1997 pour protester contre l'aberration, l'arbitraire.

Vous en souvenez-vous : "PremiËre, deuxiËme, troisiËme gÈnÈration, nous sommes tous des enfants d'immigrÈs !" Ce ne peut Ítre le refrain d'une seule saison.

Aujourd'hui, un peu moins de 100 000 personnes ayant demandÈ leur rÈgularisation ont besoin d'Ítre soutenues.

Si 80 000 d'entre nous faisions un geste, nous engagions publiquement auprËs de ces 80 000 personnes en transit, ce serait un signe extrÍmement fort, un magnifique signe de santÈ et de vigueur pour une dÈmocratie que nous voyons jour aprËs jour menacÈe par des dÈmons d'intolÈrance.

Ce n'est pas un signe d'agression envers le gouvernement, c'est au contraire une main tendue pour sortir d'une impasse. Ouvrons une fenÍtre, donnons de l'air ý tous ces dÈbats nausÈabonds.

Au moment du cent-cinquantenaire de l'abolition de l'esclavage, ne bouclons pas la boucle en raflant et en expulsant des dizaines de milliers de gens qui, aprËs avoir vu leurs ancÍtres chassÈs de chez eux de nos propres mains, pensent avoir gagnÈ le droit de trouver un asile, un havre de paix et de mieux-vivre.

Ceci est un appel. Des Èlus cÈlËbrent depuis plusieurs mois des parrainages rÈpublicains : quelques centaines ont d'ores et dÈjý eu lieu. Le 17 et le 18 mai, toute la journÈe et toute la nuit, auront lieu des parrainages de ce type au ThÈ’tre GÈrard-Philipe de Saint-Denis. Lors de ces deux journÈes peut s'amorcer un formidable Èlan de solidaritÈ. Une chaÓne ininterrompue de 80 000 individus s'engageant aux cÙtÈs de 80 000 autres.



Patrice ChÈreau est metteur en scËne de thÈ’tre et rÈalisateur de films. Jean-Luc Godard est cinÈaste. Anne-Marie MiÈville est cinÈaste Stanislas Nordey est comÈdien et metteur en scËne de thÈ’tre.