Le monde de la haine et des slogans

par Alain Finkielkraut [débat]


lemonde du vendredi 12 décembre 1997 (Horizons-Débats).

QUAND l'imposture totalitaire a fini par éclater, j'ai cru qu'une époque se terminait et que l'intelligentsia entrait dans l'ère de la délibération, de l'échange d'arguments et des désaccords civilisés. Je rêvais. Sous le prétexte de la vigilance nécessaire contre le racisme impénitent et contre le fascisme ressuscité, ça recommence  : les procès, les amalgames, les exclusives, les mots à bout portant. La guerre plombe à nouveau la vie intellectuelle. Guerre et mobilisation contre Le Pen en apparence, mais, en réalité, lepénisation de tous ceux qui ne se laissent pas éblouir par le soleil à nouveau resplendissant de la radicalité. Les vieux démons de l'extrême droite n'ont pas mis longtemps à ranimer ceux de l'ultra-gauche.

Saluons donc le retour d'une vieille connaissance : l'antifascisme d'intimidation. Fascistes ou pétainistes sont aujourd'hui les intellectuels qui refusent d'acclamer les performances et les installations de l'art contemporain ; fascistes ou pétainistes les partisans d'une maîtrise des flux migratoires ; fasciste, pétainiste et « paponisée », l'administration française qui s'apprête à renvoyer chez eux les travailleurs clandestins non régularisés ; contaminés enfin par le virus du Front national, Patrick Weil pour son rapport et Sami Naïr pour son rôle dans l'élaboration de la nouvelle loi sur l'entrée et le séjour des étrangers en France.

L'abjecte expression de « chien de garde » appliquée autrefois par Paul Nizan à Léon Brunschvicg, cette « bête blonde » comme chacun sait, resurgit intacte dans un ouvrage qui fait grand bruit sur le conformisme idéologique des médias. La pensée unique est un vrai sujet, ainsi d'ailleurs que la triste exception française du copinage généralisé, mais au lieu de le traiter, Serge Halimi accomplit dans Les Nouveaux Chiens de garde le prodige rétro de constituer tous les non-marxistes de France en serviteurs du Grand Capital. Ce pamphlet paraît dans la collection « Liber-raisons d'agir », qui, lit-on, « présente l'état le plus avancé de la recherche sur les problèmes politiques et sociaux d'actualité ». « Chien de garde » est un concept produit par la science dans son état le plus avancé ! Cette proposition énorme n'a pas suscité de scandale ni l'hilarité. Au contraire, le livre s'arrache.

Tout est permis, tout est possible : Le Pen, ennemi providentiel, délivre une autorisation de tuer à ceux qui n'ont jamais conçu la politique et la pensée que comme une modalité de la guerre d'anéantissement. Et leur nom est légion : c'est, hélas ! une partie importante de l'establishment journalistique, artistique et universitaire qui retrouve ainsi, Le Pen soit loué, la joie de haïr.

A peine étions-nous sortis de l'eau que nous voici donc replongés dans ce qu'Orwell appelait si justement « le monde de la haine et des slogans ». Ce monde tout entier pénétré de volonté est divisé en deux : les amis du genre humain, les ennemis de l'humanité ; ceux qui défendent et accueillent les étrangers, ceux qui les excluent parce qu'ils les détestent. Comme l'écrivait Malraux en 1949, quand le stalinisme étendait sa nuit sur l'est de l'Europe et que la lumière de la révolution d'Octobre aveuglait la plupart des intellectuels occidentaux : « Ce qu'il faut pour ce mode de pensée, ce n'est pas que l'adversaire soit un adversaire, c'est qu'il soit ce qu'on appelait au XVIIIè siècle un scélérat ».

L'antifascisme idéologique est, en effet, l'opération par laquelle tous les problèmes se dissolvent en salauds. Pas de problèmes, rien que des salauds, telle est la certitude confortable que le monde de la haine et des slogans fait pleuvoir sur les hommes. Or il y a des problèmes. Le monde réel est un n¦ud de problèmes. Il ne suffit pas, pour échapper à cette problématicité, de prendre systématiquement le parti de l'Autre ? Car qui est l'Autre ? Lequel de mes prochains passe avant l'autre ? Comme le rappelle Levinas, penseur de l'altérité, nous ne sommes jamais seulement deux. Si nous n'étions que deux, il y aurait une morale, mais pas de problème moral. Avec le tiers, qui est là d'emblée, naît la nécessité de comparer, de faire des choix, de réfléchir. « De la responsabilité au problème : telle est la voie », nous dit Levinas, tel est le nécessaire prolongement politique de la vie éthique. Ainsi Levinas nous met-il en garde contre la tentation mortelle du raccourci idéologique.

Mais en quoi l'immigration fait-elle problème ? En ceci, tout sirnplement, que nous vivons dans un Etat social et non dans un Etat libéral. Le bien-être relatif et les garanties que cet Etat accorde à ses ressortissants ne peuvent pas faire l'objet d'une distribution illirnitée. A côté de l'esprit de clocher, de la peur de l'étranger, du goût minable de rester entre soi, il y a, nous rappelle opportunément Habermas, un chauvinisme du bien-être. Réclamer en décembre 1995 un renforcement de l'Etat social en allant jusqu'à traiter Nicole Notat de « collabo » pour avoir approuvé la réforme de notre système de protection ; et un an et derni plus tard, exiger sur le même ton, avec les mêmes insultes, la régularisation de tous les travailleurs clandestins : ce n'est pas faire preuve d'humanité, c¹est pratiquer la dénégation. Ce n'est pas manifester une belle continuité dans la révolte, c'est vouloir une chose et son contraire. Les mêmes qui préconisent une hospitalité inconditionnelle refusent haut et fort d'en payer le prix.

Mais je ne veux pas faire seulement l'objection du réalisme à l'angélisme haineux qui nous ceinture. Car je vois disparaître dans l'actuel combat contre-toutes-les-formes-d'exclusion-et-d'intolérance une certaine idée de l'hospitalité que résume le beau mot d'intégration.

Beau mot calomnié : contrairement à ce que martèle la vulgate philosophique en vigueur, l'intégration, ce n'est pas une forme perverse d'ethnocentrisme. Ce n'est pas la réduction de l'Autre au Même. L'intégration, c'est l'entrée dans un monde, dans une langue, dans une mémoire, dans une demeure commune plus vieille que ceux qu'elle accueille et qui leur survivra.

Cette intégration ne concerne pas seulement les étrangers, mais aussi les enfants qu'Hannah Arendt appelle magnifiquement « les nouveaux-venus sur la Terre ». Cette expression veut dire que nous naissons étrangers au monde. Nous sommes tous d'abord des étrangers, et le monde où nous naissons ne devient nôtre que par le biais de l'éducation, que parce qu'il y a des maîtres pour en assumer la responsabilité. « Vis-à-vis de l'enfant, écrit Arendt, c'est un peu comme si le professeur était un représentant de tous les adultes qui lui signalerait les choses en lui disant : voici notre monde ».

Or la nouvelle hospitalité ne consiste plus à dire voici notre monde aux étrangers ou aux enfants. Elle consiste à laisser se manifester, s'entrecroiser, se rencontrer, se métisser les identités, les cultures et les mondes. Chacun, à 1a limite, est un monde. C'est ainsi qu'à l'école l'impératif de transmission cède progressivement la place à l'exigence de communication interculturelle et intersubjective. C'est ainsi également que tout problème d'intégration est retraduit dans le langage de la nouvelle hospitalité en défaut d'ouverture et de reconnaissance de l'Autre. Le problème disparaît dans le salaud. Tel est le malheur de notre temps : au moment même où elle est défiée par la xénophobie organisée, l'intégration est destituée par la xénophobie militante et pensante.

Une remarque pour conclure : dans la dernière livraison de l'Infini, Marcelin Pleynet se livre à quelques considérations critiques sur Cioran, qu'il qualifie, en passant et en toute bonne conscience cosmopolite, de : « penseur roumain ». On se souvient que certains journalistes avaient procédé à la même roumanisation de Cioran au lendemain de sa mort. Un tel geste, bien sûr, n'est pas innocent. Dans son adolescence roumaine, Cioran a écrit un livre fasciste ; le roumaniser, c'est, pour le monde du soupçon, de la haine et des slogans, l'épingler éternellement sur ce livre barbare qui contredisent tous ses livres ultérieurs et qu'aucun de ses juges n'a lu. Mais Cioran est aussi l'écrivain qui a fait, en plein XXe siècle, l'hommage stupéfiant d'un grand style classique à la langue française. Si cela ne compte plus, c'est que la culture désormais n'entre pour rien dans la définition de la France que partagent ses cerbères et ses justiciers. La France, c'est un ensemble de services et de commodités, et pour les tenants de la nouvelle hospitalité, il est intolérable de réserver ces services et ces commodités à ceux que le hasard a dotés de parents français. Aussi plaident-ils pour que la France soit un droit de l'homme.

La France comme droit de l'homme : il n'est rien de plus réducteur que cet idéal généreux car, outre le mépris du possible dont il témoigne, il ouvre un monde où tout, absolument tout, est métamorphosé en biens de consommation. Tandis que la technique planétaire ne reconnaît en l'homme que le consommateur, la vigilance cosmopolite érige le consommateur en parangon d'humanité. L'universalisme méritait mieux.


Alain Finkielkraut est professeur à l'Ecole polytechnique.