L ES semaines passent, et les sondages confirment l'onde de choc de l'événement Coupe du monde. Pas l'événement sportif, mais l'événement politique, l'émotion populaire qui a jeté des millions de résidents de France, toutes cultures, ethnies, nationalités confondues, dans les bras les uns des autres, sous des drapeaux français. La France s'est reconnue au miroir des Bleus, elle s'y est trouvée belle, elle a ri, elle en rit encore.
Les effets en sont connus : les deux chefs de l'exécutif atteignent des sommets de popularité ; Jacques Chirac rattrape et dépasse Lionel Jospin ; les autres leaders de la droite s'effondrent ; la majorité absolue des Français approuve les "nouvelles" propositions de Charles Pasqua sur l'immigration. Ces quatre effets sont liés, parce que les propositions de M. Pasqua ( Le Monde du 17 juillet) sont adéquates à une réalité dont la France a pris conscience à l'occasion de l'"événement", et parce que, ce faisant, l'ancien ministre de l'intérieur a trouvé la faille permettant à la droite d'échapper à l'étau du Front national.
Voyons d'abord l'adéquation des propositions Pasqua. Rejoignant la position des Verts et des associations de défense des droits de l'homme, il propose une mesure "simple et pratique" (comme disait Jean-Pierre Chevènement pour enterrer la guerre scolaire) : la régularisation de tous les sans-papiers qui en ont fait la demande. Cela réglerait d'un trait de plume un problème qui, sinon, de grèves de la faim en recours devant la commission Galabert, restera à l'affiche pendant des années. Il s'agit, rappelons-le, de soixante-dix mille personnes, même pas la capacité du Stade de France!
A nouveau prête à admettre que l'immigration peut être une richesse, l'opinion préfère cette solution simple. Ce choix n'est pas étonnant : le rapport de l'Observatoire du racisme, publié avant la Coupe du monde, révélait des Français plus explicitement racistes que les autres Européens mais, face aux questions concrètes, plutôt moins racistes que la moyenne, et surtout nettement moins qu'en 1992. Ce qui permet à Pasqua d'avancer une autre proposition : rouvrir les portes de l'immigration, mais avec des quotas. De fait, la crise démographique de 2005 rendra nécessaire l'arrivée d'un flux de jeunes adultes pour " payer les retraites ". L'immigration pour rééquilibrer la pyramides des âges : la France a toujours procédé ainsi, Pasqua le sait, et il ose le dire. Il ouvre ainsi un débat tabou : quel serait l'effet d'un retour à la liberté d'établissement en France ?
Le "modèle réduit" du Brésil donne une réponse nuancée. L'Amazonie et le Nordeste ne se sont pas "vidés" dans Sao Paulo, mais la pression sur les marchés du travail et du logement y est sensible. Les Français le craignent, et la réponse-bateau des quotas l'exprime avec imprécision : "Immigration, oui, mais pas trop". Ce couplage régularisation-immigration maîtrisée permettra en outre de glisser, par élargissements successifs, de la "régularisation des sans-papiers qui en ont fait la demande" à la régularisation de tous les sans-papiers présents en France et actuellement surexploités dans les travaux publics et les petites entreprises.
Mais voyons l'autre aspect de la question : pourquoi un homme de droite ose-t-il dire cela ? Parce que la droite, qui défend les intérêts d'une minorité privilégiée, a besoin pour conquérir la majorité de rallier le "petit peuple" sur une argumentation extra-économique : peur du rouge, valeurs familiales, nationalisme, populisme... Le populisme est précisément le ralliement du "petit peuple" sous une conscience en quelque sorte sentimentale de l'appartenance.
Or la France est historiquement une nation d'immigrants. Le sentiment d'appartenance y est donc ambigu, unanimisme et racisme y sont réversibles. La concurrence entre les avant-derniers arrivés et les nouveaux arrivants peut susciter l'hostilité, pas seulement économique d'ailleurs. Mais la communauté de trajectoires peut susciter la solidarité.
Il y a donc place pour un populisme anti-immigrés (Le Pen), mais aussi pour une populisme pro-immigrés (Tapie). Et le temps joue pour le second, quand les migrants d'hier deviennent les électeurs de demain. L'expérience latino-américaine montre d'ailleurs qu'une stratégie populiste de droite pro-immigrés est plus efficace, parce qu'elle reflète la mosaïque du "petit peuple". Mieux vaut aujourd'hui s'y appeler Menem, Malouf ou Fujimori qu'exhiber des quartiers de noblesse ibériques.
Un populisme nationaliste pro-immigrés : telle est la porte de sortie que Pasqua offre à la droite, en alternative à la reddition des autres leaders, de Millon à Balladur, devant Le Pen et Mégret. Et, de fait, quoique s'en tenant au vieux discours décrédibilisé des bons intégrés contre les mauvais arrivants, Jacques Chirac en a spontanément profité, parce que la télévision a retenu de lui l'image d'un fraternel capitaine Haddock trépignant d'allégresse avec le peuple mosaïque. Cette allégresse que suscitait Lionel Jospin au Zénith quand il annonçait l'abolition des lois Pasqua...
Mais les conseillers de Lionel Jospin sont restés bloqués sur une analyse partielle du peuple de France, opposant une gauche intellectuelle pro-immigrés à une gauche populaire qui serait par nature anti-immigrés. Or les immigrés de la seconde... ou de la prochaine génération font plutôt partie du peuple que de l'intelligentsia ! Et le peuple s'en souvient, de temps en temps. Parce que chaque Français est lié à l'immigration par ses grands-parents, sa compagne ou son compagnon, par les petit(e)s ami(e)s de ses enfants. Avec ou sans papiers.
Or, en ce moment de grâce où la France s'aime telle qu'elle est, le peuple a entendu de Matignon des mots terribles ( "prise d'otages", "filières criminelles") contre des femmes et des hommes prêts à se laisser mourir de faim plutôt que de quitter la France. Résultat : le leader d'une coalition victorieuse entre la petite-bourgeoisie pro-immigrés (disons : les Verts) et le traditionnel peuple de gauche se voit dépasser par le leader de la droite, pour avoir donné l'impression de rompre cette alliance au moment même où elle s'identifiait à la réalité perçue par la société elle-même !
S'il souhaite être un jour président, il reste quatre ans à Lionel Jospin pour rectifier cette erreur. Le temps qui a suffi à Aimé Jacquet...
Alain Lipietz est économiste, porte-parole des Verts