F R A N C E

Vendredi 17 juillet 1998

Charles Pasqua suggère de "régulariser tous les sans-papiers" identifiés

  Propos recueillis par Raphaëlle Bacqué et Philippe Bernard

Dans l'entretien qu'il a accordé au "Monde", l'ancien ministre de l'intérieur affirme qu'un électrochoc peut provoquer un "consensus" et il engage le gouvernement à négocier des quotas d'immigration avec les pays de l'"ancien empire français"


"Le président de la République a eu des mots assez durs, à l'égard de l'opposition, lors de son intervention du 14 juillet. Il a évoqué ses "querelles", ses "difficultés" et même son "lot de médiocrité". N'attendiez-vous pas un meilleur soutien de la part de Jacques Chirac ?

- Je ne me suis pas senti visé ! Moi non plus, je ne m'arrête pas aux querelles subalternes ni aux médiocrités. Chacun sait que, depuis des semaines, le président souhaite que l'opposition s'aligne sur sa démarche, ce qui est très difficile. Car si l'opposition est amenée à soutenir le président dans toutes ses initiatives, alors que lui-même est appelé à être certaines fois en accord avec la majorité et le gouvernement, cela rend la démarche de l'opposition incompréhensible pour son électorat. Que le président soit irrité par les vélleités d'autonomie de l'opposition, cela se comprend. Mais si l'opposition n'a pas d'autonomie, elle sera vite réduite à peu de choses.

Cela va parfois au-delà de l'autonomie. Personnellement, vous êtes en totale opposition avec le président sur des sujets tels que la réforme de la justice ou la construction européenne...

- Comme lui, je me détermine en fonction de l'idée que je me fais de l'intérêt national. J'ai pour le président de la République le respect qui est dû à sa fonction, et j'ai aussi pour lui l'amitié qui me lie à celui avec lequel j'ai partagé beaucoup de combats. Mais cela ne m'empêche pas de me déterminer par moi-même.

Philippe Séguin qui, lui aussi, a décidé de mener le débat sur l'Europe, n'est pourtant pas sur la même ligne que la vôtre.

- Il a, sur les conséquences du traité d'Amsterdam en termes d'abandon de souveraineté nationale, la même analyse que moi. Nous divergeons sur les conséquences que nous en tirons. Il pense qu'il suffirait d'introduire dans notre Constitution une disposition selon laquelle il ne peut y avoir d'abandon de souveraineté. Mais la difficulté est que, si le traité d'Amsterdam est adopté, toute modification qui serait apportée à notre Constitution deviendrait sans effet. Car, dans le traité d'Amsterdam, il existe une disposition qui valide définitivement la supériorité du droit européen sur le droit national, fût-ce la Constitution. Je reconnais donc que la démarche de Philippe Séguin dénote une réelle prise de conscience, mais ce ne sera pas suffisant. En toute hypothèse, il faudra le moment venu consulter les Français car c'est à eux seuls de trancher.

Dans son intervention, le président de la République a souhaité que les étrangers en situation irrégulière soient sanctionnés et expulsés, adressant ainsi une sorte de satisfecit au gouvernement aux prises avec la question des sans-papiers. Vous-même, dont le nom est associé à la loi de 1993 sur l'immigration, quel est aujourd'hui votre sentiment ?

- Dès la discussion au Sénat du nouveau projet de loi sur l'immigration, je suis intervenu avec courtoisie parce que j'ai pour Jean-Pierre Chevènement de la considération et de l'estime, mais aussi avec une certaine fermeté, en dénonçant les dangers de la démarche engagée. Le gouvernement mettait le doigt dans un engrenage dont il lui serait difficile de sortir : que ferait-il des personnes non régularisées ? M.  Chevènement m'avait répondu qu'elles seraient reconduites à la frontière. Aujourd'hui, je constate que sur cent cinquante mille étrangers ayant demandé leur régularisation, soixante-dix mille ont été déboutés mais vont rester sur notre sol. La commission chargée de réexaminer les cas litigieux n'opérera que des rectifications marginales.

"Nous nous trouvons donc devant un problème que nous devons traiter avec pragmatisme et responsabilité, en fonction de l'intérêt national, en essayant de surmonter nos débats idéologiques ou politiques. Que vont devenir les soixante mille à soixante-dix mille étrangers en situation illégale non régularisés ? Comme ils doivent vivre, ils deviendront la proie d'entrepreneurs qui les exploiteront et certains basculeront dans la délinquance. Nous risquons de traîner cette situation insoluble pendant des années. L'attitude tant du gouvernement que des plus hautes autorités de l'Etat est paradoxale : ils assurent que la France est grande et forte, capable d'intégrer et, dans le même temps, ils se montrent incapables de résoudre ce problème.

Quelle est votre solution ?

- Il n'y en a qu'une, même si elle n'est pas facile à expliquer à l'opinion publique. Napoléon disait qu'on ne peut sortir de certaines situations que par une faute. En l'occurrence, on ne peut en sortir qu'en régularisant la totalité des personnes qui en ont fait la demande, sauf ceux qui ont commis un autre délit. Lorsque ces étrangers se sont rendus dans les préfectures, ils s'en sont remis à la bonne foi des autorités françaises. Ils ont cru, peut-être à tort, qu'ils allaient tous être régularisés. Et aujourd'hui on les rejette pour des raisons sans doute justifiées au regard des critères retenus, mais qui vont installer chez eux une très grande amertume. Peut-on traîner ça encore des années ?

Votre attitude est paradoxale : vous avez fait voter une loi qui, en restreignant les conditions de séjour des étrangers, a multiplié les situations d'illégalité. Pourquoi n'avez-vous pas entamé cette régularisation générale lorsque vous étiez ministre de l'intérieur ?

- Mais parce que je n'ai jamais été partisan de cette démarche ! Quand j'étais au gouvernement, j'ai régularisé la situation de quelques milliers de personnes, lorsqu'on me soumettait un cas qui me semblait valable, en vertu du droit régalien de l'Etat. Je l'ai fait sans tambour ni trompette. Mais la régularisation à grande échelle, c'est le gouvernement actuel qui l'a décidée ! Dès lors qu'il est entré dans ce schéma, je ne vois pas comment il peut en sortir autrement que comme je viens de le dire.

Parmi les cent cinquante mille demandeurs de papiers, beaucoup étaient étaient déja en situation irrégulière lorsque vous étiez au gouvernement.

- Je n'en suis pas sûr. Il y avait des gens entrés illégalement et qui ne pouvaient pas justifier d'un séjour suffisant ou d'attaches familiales pour avoir des papiers. En 1998, je ne suis plus ministre de l'intérieur ; nous sommes avec un gouvernement qui a entamé une procédure, qui a donc appelé les irréguliers à se faire connaître, qui en a régularisés plus de la moitié. La question est simple : ces gens partiront-ils ? Evidemment non. D'abord parce que, même clandestins, ils sont mille fois mieux ici, étant donné que dans leur pays, ils n'ont rien. Ensuite, parce qu'on ne veut plus expulser par charter, ce qui serait d'ailleurs loin de suffire. Les commandants de bord eux-mêmes ne veulent plus embarquer les expulsés. Le gouvernement doit donc trancher autrement. Je comprends qu'il ait peur de le faire pour des raisons politiques. Mais j'ai été ministre de l'intérieur : je ne fais pas preuve d'angélisme mais de pragmatisme.

Vous expliquiez cependant que toute annonce libérale risquait de provoquer un appel d'air en provenance des pays d'émigration.

- Dans ce cas précis, je ne crois pas. Il s'agit uniquement de résorber une situation donnée. Mais il faut aussi que nous retrouvions le contrôle de nos frontières, ce qui dépend de notre propre volonté. Contrôler, cela veut dire ne pas laisser Bruxelles décider à notre place, comme le prévoit le traité d'Amsterdam. Cela signifie aussi négocier avec les Etats d'origine. C'est la moindre de choses de leur demander de contrôler leur émigration en contrepartie de notre aide et de nos investissements. Si nous parvenons à obtenir ce contrôle à la source, nous pourrons accepter des quotas d'immigrés en provenance de ces pays et être intraitables sur les reconduites.

Vous avez déjà prôné des quotas, entre 1986 et 1993. Pourquoi relancer cette idée alors qu'il n'en a pas été question lorsque vous étiez ministre de l'intérieur d'Edouard Balladur ?

- La majorité de l'époque n'a pas retenu cette idée elle a eu tort car on ne peut pas traiter tous les pays de la même manière. Regardez l'équipe de France championne du monde. Regardez les jeunes de nos banlieues, ils sont issus de nos anciennes colonies. On ne peut pas oublier la part que les Algériens, Marocains, Tunisiens et Africains ont pris dans la libération de la France. On ne peut pas les traiter comme les Sri-Lankais. Il faut des quotas favorables à ceux qui viennent de l'ancien empire français.

En demandant une régularisation générale, ne risquez-vous pas de refaire de l'immigration un sujet de conflit ?

- A certains moment, il faut des électrochocs pour parvenir au consensus.

Est-ce l'image de l'intégration fournie par le Mondial qui vous convainc de prendre cette position ?

- Le Mondial a montré au yeux de tous que l'intégration est réussie à 90 % dans ce pays. Il a aussi renforcé les Français dans le sentiment que la France existe par elle-même. Dans ces moments-là, quand la France est forte, elle peut être généreuse, elle doit faire un geste. De Gaulle l'aurait probablement fait.

Comment allez-vous expliquer ce geste à l'opinion, et notamment à l'électorat de droite

- Si on explique les choses aux Français, ils sont capables de les comprendre. J'ai été à deux reprises ministre de l'intérieur et j'ai bien vu quels étaient les problèmes. Après le premier moment de choc, l'opinion comprendra elle aussi que, de toute manière, ces gens-là ne partiront pas. Peut-être certains se demanderont-ils ce qui me prend ou si je suis passé à gauche. Moi, je dis que je suis seulement réaliste."



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