Va donc, eh ! sale flux migratoire !

par Bertrand Poirot-Delpech [débat]


lemonde du début janvier 1998 (Horizons-Débats).

« MAL NOMMER les choses, c'est ajouter au malheur du monde. » Camus a tout dit sur les mensonges volontaires qui nous ont fait tant de mal. De son temps, il ne fallait pas s'avouer en guerre avec l'Algérie. On employa donc le mot événement, jusque dans la loi d'amnistie ; comme dans les familles, pour éviter de dire le divorce des Jacques, les moeurs d'Odile. Façon d'épargner les autres et soi.

Nouveau cache-misère verbal, utilisé par tous les partis, et repris par vous et moi sans y regarder trop : le flux migratoire, mis pour « y'a trop d'étrangers chez nous ». L'astuce est si récente qu'elle ne figure pas dans les salubres traités d'hygiène sémantique, même « le » Rambaud sur le parler journaliste. Or il faut réagir vite, si on veut dédorer la pilule.

Comme toujours, on s'est abrité derrière le jargon expert. De même que l'air de Paris empeste moins depuis que les échappements des autos ont été remplacés par des pics de pollution, qui vous ont un air statistique, remédiable et presque montagnard (l'air des pics, c'est déjà un peu l'air des cimes !), de même les étrangers, dont chaque Français un peu clair de peau grommelle - ne dites pas non ! - qu'on ne voit plus qu'eux, à traîner sans rien faire, et pas seulement au métro Barbès, même à Michel-Ange Molitor, que ce coup-là il faut faire quelque chose, que la France ne peut pas filer « notre » Sécu à tout le tiers-monde (merci, monsieur Rocard !), que l'autre, comment déjà ?, n'a quand même pas tout à fait tort de nous vouloir entre nous chez nous, sans parler des odeurs... eh bien, on appellera ces gêneurs en surnombre : des flux migratoires.

Flux flatte les xénophobes sans le dire. Il fait plus menaçant que pic. On peut entendre affluence, qui frise déferlement, et frôle invasion. Le mot n'a jamais été employé que pour des choses (flux monétaire, stocks à flux tendu), manière de ne pas accorder la pleine humanité au phénomène, et de le réputer maîtrisable énergiquement. Un flux, ça se contient, ça se régit (moins brusque que le verbe exact : réglementer), ça se contrôle (nous y sommes !). Comme les militaires vaincus et les médecins impuissants, la technocratie est imbattable pour désigner ce qu'elle échoue à faire. Quant à l'adjectif migratoire, il chante gentiment oiseau ; tout en rimant avec interrogatoire et vexatoire, on ne sait jamais. L'injure qui démange d'aucuns, c'est désormais : « Va donc, eh ! sale flux migratoire ! »

Les euphémismes voyagent en groupes. Leurs bluffs se confortent l'un l'autre. Naguère, les étrangers indésirables étaient passibles de refoulement. « Je n'aime pas le mot », s'est excusé Maurice Papon. Quand quelqu'un « n'aime pas le mot », écoutez bien, c'est qu'il le trouve trop adéquat à ce qui l'embarrasse. On n'arrête pas le progrès : refoulement, qui aurait mieux convenu au flux, mais qui avoue trop le rejet, a été remplacé par la délicate reconduite des marquises raccompagnant les invités jusqu'au perron. Si vous « effectuez humainement des reconduites en vue d'assurer l'indispensable maîtrise des flux migratoires », la Ligue des droits de l'homme ne peut rien trouver à redire, ni Bertrand Tavernier, ni Jean-Louis Debré. Pas de consensus sans tricherie de vocabulaire.

L'autre année, quand je demandais à ma gardienne pourquoi le gérant imposait un code à l'entrée de l'immeuble, son visage s'est illuminé : « A cause de l'augmentation de la recrudescence, ct'idée ! », a-t-elle expliqué, dupe rassurée et énigmatique de nos entourloupes verbales.

A l'Odéon, Macha Makeieff et Jérôme Deschamps démontrent avec allégresse les désastres possibles du parler faux (Les Précieuses ridicules). L'avertissement vaut pour le snobisme, mais aussi pour notre lâcheté devant les réalités et nos pulsions. Traduire le « maîtrisons les flux » de nos responsables par : « Rassurez-vous, moi aussi je trouve qu'il y a trop d'étrangers et qu'il faut en virer un bon nombre ! », ce n'est pas faire le lit de comment déjà.

C'est au contraire la seule façon de le battre sur le terrain où, hélas ! il est le meilleur : le franc-parler.


Bertrand Poirot-Delpech est membre de l'Académie française.