Institutions et xénophobie

par Tzvetan Todorov [débat]


lemonde du mercredi 19 février 1997 (Horizons-Débats).

BENJAMIN Constant, le fondateur du libéralisme politique en France, a rédigé en 1806 ces lignes d'une étonnante actualité : « L'obéissance à la loi est un devoir ; mais, comme tous les devoirs, il n'est pas absolu, il est relatif ; il repose sur la supposition que la loi part d'une source légitime, et se renferme dans ses justes bornes. Mais aucun devoir ne nous lierait envers des lois qui non seulement restreindraient nos libertés légitimes et s'opposeraient à des actions qu'elles n'auraient pas le droit d'interdire mais qui nous (en) commanderaient de contraires aux principes éternels de justice et de pitié, que l'homme ne peut cesser d'observer sans démentir sa nature. »

» Il est nécessaire d'indiquer les caractères qui font qu'une loi n'est pas une loi.

» La rétroactivité est le premier de ces caractères.

» Un second caractère d'illégalité dans les lois, c'est de prescrire des actions contraires à la morale. Toute loi qui ordonne la délation, la dénonciation, n'est pas une loi ; toute loi portant atteinte à ce penchant qui commande à l'homme de donner un refuge à quiconque lui demande asile n'est pas une loi. Le gouvernement est institué pour surveiller ; il a ses instruments pour accuser, pour poursuivre, pour découvrir, pour livrer, pour punir ; il n'a point le droit de faire retomber sur l'individu, qui ne remplit aucune mission, ces devoirs nécessaires mais pénibles. il doit respcter dans les citoyens cette générosité qui les porte à plaindre et à secourir, sans examen, le faible frappé par le fort.

» C'est pour rendre la pitié individuelle inviolable que nous avons rendu l'autorité publique imposante. Nous avons voulu conserver en nous les sentiments de la sympathie, en chargeant le pouvoir des fonctions sévères qui auraient pu blesser ou flétrir ces sentiments.

» Si la loi nous prescrivait de fouler aux pieds, et nos affections, et nos devoirs ; si elle nous interdisait la fidélité à nos amis malheureux ; si elle nous commandait la perfidie envers nos alliés, ou même la persécution envers nos ennemis vaincus : anathème et désobéissance à la rédaction d'injustices et de crimes décorée du nom de loi !

» Un devoir positif, général, sans restriction, toutes les fois qu'une loi paraît injuste, c'est de ne pas s'en rendre l'exécuteur. Cette force d'inertie n'entraîne ni bouleversement, ni révolution, ni désordre.

» Rien n'excuse l'homme qui prête son assistance à la loi qu'il croit inique ; le juge qui prononce une sentence qu'il a désapprouvée ; le ministre qui fait exécuter un décret contre sa conscience. »

Qu'y-a -t-il à ajouter à ce texte qui aurait pu âtre écrit hier  ?

Une démocratie libérale se fonde sur deux principes : que tout le pouvoir vient du peuple et que chaque individu possède un territoire sur lequel ce pouvoir n'a aucun droit. Si le second principe est bafoué, cette démocratie n'est plus libérale, mais « populaire » (comme on disait naguère). Il existe un petit nombre de règles et de maximes, communes à la justice et à la morale, qui ne figurent pas dans les lois mais sont présupposées par elles. Si cela n'avait pas été le cas, on n'aurait jamais pu parler de crimes contre l'humanité (crimes qui ne transgressent pas les lois des pays où ils ont été commis). C'est la raison pour laquelle on doit, dans certains cas, désobéir à la loi.

L'appel à la délation n'est pas le seul inconvénient des lois proposées aujourd'hui. Un autre vient de mesures comme la constituion d'un fichier de ceux qui hébergent des étrangers, ou la prise d'empreintes digitales de ceux qui demandent à séjourner en France, dès lors qu'ils n'appartiennent pas à l'Union européenne. Je ne sais pas si, à long terme, ces mesures seront efficaces pour endiguer l'immigration clandestine, mais elles ont un impact immédiat : elles établissent une forte association entre étrangers et criminels. On prend les empreintes des délinquants, on crée des fichiers pour les suspects. Il y a là un effet symbolique puissant, induit par la loi, et qui inscrit la xénophobie dans les institutions.

Je n'ai pas vécu sous le régime de Vichy, pour établir des comparaisons ; mais j'ai passé une partie de ma vie dans un pays totalitaire (la Bulgarie). Le contact avec les étrangers y était une chose éminemment dangereuse : même si tout se passait dans les règles, on se rendait immédiatement suspect. Il fallait endurer de nombreuses tracasseries administratives pour pouvoir inviter chez soi un étranger ; et l'on devait rapporter son départ au commissariat. La dénonciation était un devoir. Jamais je n'aurais imaginé que la France se mette un jour à imiter les coutumes bulgares.

Ces lois sont proposées, je l'imagine, pour défendre la France. Cet effet est loin d'être évident dans le domaine qui est le mien, la recherche scientifique. Tout individu qui y participe sait que les échanges internationaux, qui impliquent des contacts personnels, sont une condition indispensable au progrès de notre travail.

Pense-t-on vraiment que semer des embûches sur le chemin des chercheurs et des étudiants étrangers, pour peu qu'ils ne soient pas des ressortissants des pays de l'Union européenne, va contribuer au rayonnement mondial de la France ? Un tel climat est contraire à l'esprit de la recherche scientifique et risque de la condamner au provincialisme.

Et qu'on ne me dise pas : alors vous voulez que toutes les frontières soient ouvertes ! Seuls les démagogues et les manichéens raisonnent ainsi. Nous n'avons pas à choisir entre deux extrêmes.

Les lois xénophobes ne protègent pas la France, elles l'attaquent.


Tzvetan Todorov est directeur de recherche au CNRS.