On peut aussi légitimement poser cette question du droit de vote pour une autre raison. Qui ne voit, en effet, que l'application du traité de Maastricht en matière de statut et de circulation des personnes introduit une discrimination intolérable entre les nouveaux citoyens communautaires et des populations étrangères installées en France depuis des décennies? Comment peut-on justifier que ces populations, qui votent déjà aux élections prud'homales, dans les entreprises, les conseils d'administration des caisses de Sécurité sociale et des HLM, ainsi que dans les écoles, soient exclues du droit de vote aux élections locales désormais non parce qu'elles ne sont pas françaises, mais parce qu'elles ne sont pas communautaires? Or il suffit de jeter un coup d'il sur n'importe quelle commune habitée par des étrangers pour constater que les non-communautaires sont autrement plus nombreux que les ressortissants communautaires. Si, donc, la solidarité républicaine doit signifier quelque chose, c'est aux premiers qu'elle devrait en priorité s'appliquer. En réalité, la seule manière de refuser les conséquences négatives du traité de Maastricht, qui, en matière de droits, rejette loin derrière les nouveaux citoyens communautaires le Maghrébin et l'Africain dont les parents ont pourtant souvent payé le prix du sang pour la liberté de la France, c'est d'accorder à tous les mêmes droits. Ainsi, la République s'honorerait de ne pas ajouter aux discriminations quotidiennes liées à l'origine et à la confession une discrimination supplémentaire entre les non-nationaux eux-mêmes. Ceux qui, au juste prétexte qu'il ne faut pas séparer nationalité et citoyenneté, refusent l'octroi du droit de vote aux étrangers non communautaires doivent expliquer pourquoi ils acceptent cette dissociation pour les Européens. Car, jusqu'à preuve du contraire, les ressortissants communautaires restent des étrangers aussi. Et, lors même que l'on se fût prononcé, au moment de sa ratification, contre le traité de Maastricht, faut-il faire, maintenant que ce texte est en vigueur, comme si le problème de l'égalité des droits entre étrangers ne se posait pas? En réalité, tout serait plus cohérent si l'on s'accordait sur la portée réelle de la citoyenneté en France: elle vise non à figer des étrangers dans leur condition d'étrangers, des «communautés» dans leur enfermement communautaire, des individus dans leur origine symbolique, mais à favoriser l'égal accès au contrat politique qui fonde la nationalité française. Cette fusion entre citoyenneté et nationalité a pour vocation d'éviter les citoyennetés de seconde zone et de favoriser l'intégration de l'étranger à la nation française. La plupart des expériences européennes montrent d'ailleurs que les immigrés eux-mêmes le conçoivent ainsi. A l'exception de l'Irlande, le droit de vote pour les étrangers existe surtout dans des pays dominés par le droit du sang (Suède, Norvège, Pays-Bas, Danemark), où la nationalité est traditionnellement difficile à obtenir. Dans ces pays, il a été octroyé d'autant plus facilement que l'on répugnait à accorder la nationalité aux étrangers. Mais ce droit de vote, réduit à la seule citoyenneté, y est vécu par les immigrés, le plus souvent, comme une citoyenneté au rabais. En témoigne le faible taux de participation des étrangers aux élections. En revanche, c'est dans ces mêmes pays que le taux de naturalisation progresse le plus, signe d'une demande de nationalité forte dès que l'immigré décide de participer aux affaires de la cité. Conclusion: le droit de vote encourage la demande de nationalité, favorise et accélère l'intégration dans le pays d'accueil. Reste la question de savoir comment mettre en uvre ce droit aujourd'hui en France. Pratiquement, il pourrait être accordé à tous les titulaires d'une carte de résidence de dix ans, s'ils en font la demande au moment de son renouvellement. Mais quand? La situation actuelle plaide, certes, pour une action rapide: ne connaît-on pas des communes où le tiers, parfois la moitié, des habitants est d'origine étrangère et où le maintien de cette population à l'écart d'un scrutin qui concerne la vie quotidienne est désormais insupportable, ingérable, y compris pour les élus locaux eux-mêmes? Il faut donc aller vite - mais rien ne serait pire que la précipitation sur un sujet aussi délicat. Je soutiens qu'on ne peut décemment agir avant la prochaine élection présidentielle. Pourquoi? D'une part, parce que l'octroi de ce droit nécessite la modification de l'article 3 de la Constitution, qui ne peut être engagée que par le président de la République, soit par référendum, soit par la réunion du Parlement en Congrès et à la majorité des trois cinquièmes. Mais Jacques Chirac a clairement dit qu'il ne voulait pas s'engager aujourd'hui dans cette voie. Le Premier ministre, lui, ne peut, sous peine de faire de l'immigration un inutile objet de discorde au sein de la cohabitation, défier le Président sur ce terrain. Ce serait, en outre, une erreur politique de faire voter une loi constitutionnelle sur ce sujet à l'approche des prochaines municipales: la majorité actuelle violerait ainsi l'usage qui veut que l'on ne change pas la loi dans l'année qui précède une élection nationale. En y consentant, elle s'exposerait à l'accusation légitime de démagogie électorale, soit pour gagner les voix des immigrés, soit pour réchauffer, à des fins de division de la droite, la haine d'une extrême droite en perdition. D'autre part, les municipales ouvrent les législatives un an après, lesquelles se dérouleront, si le calendrier est respecté, à peu près en même temps que la présidentielle. Si l'on respecte l'éthique et l'usage, aucune réforme n'est envisageable sérieusement avant la présidentielle. Or, pour une fois, loin de compliquer la situation, ces contraintes de calendrier facilitent en réalité les choses. En effet, il vaut mieux qu'une réforme de cette envergure, si elle doit avoir lieu, survienne dans le contexte d'une légitimité liée, celle qui unit normalement, dans les institutions de la Ve République, le président de la République et la majorité législative. Dans les trois prochaines années, les partisans de cette réforme pourraient ainsi la défendre devant les électeurs. C'est la meilleure manière de ne pas en faire une manipulation politicienne. Et les convictions des uns et des autres, au-delà du frémissement généreux de l'opinion publique, ne pourraient que bénéficier d'un débat si largement et si sérieusement engagé. Oui, donc, pour une réforme responsable qui tranche définitivement la question après la présidentielle, sans polluer inutilement la cohabitation actuelle; oui pour un droit de vote aux élections locales qui restaure l'égalité entre les non-nationaux; oui, enfin, et c'est le plus important, pour une grande politique d'intégration républicaine qui donne aux immigrés la possibilité et le droit de partager, dans la solidarité, l'avenir d'une France accueillante et généreuse. |