Droits des étrangers, libertés de tous
[débat]

lemonde du samedi 21 décembre 1996 (Éditorial).

UNE FOIS ENCORE, la logique perverse qui transforme chaque débat sur l'immigration en machine de guerre contre les libertés publiques a diablement bien fonctionné. Taraudé par des « ultras » de la majortité convaincus que leur réélection en 1998 dépend de leur vigueur anti-immigrés, le gouvernement a mis le doigt dans l'engrenage en ouvrant le débat sur le profet de loi Debré. Et ce que l'on pouvait redouter s'est produit. Sous le regard indulgent du ministre de l'intérieur et devant les bancs quasi déserts de l'opposition, les députés ont transformé un texte contestable en une véritable provocation, tant à l'égard des 3,6 millions de résidents étrangers parfaitement en règle, que de tous les citoyens défenseurs des valeurs républicaines.

Atteinte suprême : la carte de résident de dix ans, qui représente une conquête historique dans la politique d'immigration, approuvée à l'unanimité par le Parlement de 1984, sont égratignée de ce débat. Le principe du renouvellement « de plein droit » de ce document avait alors consacré l'enracinement inéluctable des immigrés et la nécessité d'assurer la stabilité et la sécurité de leur vie en France. La réserve d'« ordre public » votée par les députés sur proposition d'un groupe où dominent les élus du Parti républicain, est une entaille symbolique dans ce consensus minimal en vigueur depuis douze ans. Elle tend à créer une catégorie nouvelle d'expulsions d'étrangers, strictement soumis à l'arbitraire administratif, sans les garanties minimales de procédure et de recours prévues par la loi.

Plus largement, l'issue de ce débat confirme que l'obsession du « risque migratoire » alimente une spirale répressive aux effets destructeurs pour l'Etat de droit. Bien au-delà de la situation des immigrés, les libertés de tous sont atteintes. En témoigne au premier chef la disposition, adoptée, qui oblige toute personne accueillant un étranger soumis à l'obligation de visa à déclarer le départ de ce dernier à la mairie. Pour la première fois depuis l'Occupation, le droit fondamental d'accueillir « l'autre » est menacé, sanction et fichier à l'appui, la délation encouragée. La nécessité d'une telle mesure est apparue si impérieuse au gouvernement qu'il n'a pas hésité à passer outre à la censure du Conseil d'Etat pour faire passer cette disposition aussi indigne qu'inefficace.

Il serait temps que les Français, élus en tête, prennent conscience que chaque tour de vis censé contrarier l'immigration clandestine enserre un peu plus leurs propres libertés. Les obstacles posés aux mariages « mixtes » et au renouvellement des cartes d'identité nationales, les expulsions d'enfants nés en France, l'affaiblissement du contrôle judiciaire, la banalisation des fichiers d'empreintes digitales : tout cela participe d'une dilution des principes fondamentaux du droit et autorisent toutes les démagogies xénophobes. De tels dérapages rendent dérisoires les bonnes paroles sur l'« intégration » des étrangers. Ils appellent plus que jamais à une vigilance accrue.