Hystérie et héritage

PAR ALAIN FINKIELKRAUT [débat]


libe du samedi 22 et dimanche 23 février 1997 (Débats).

« Ce n'est qu'un début, continuons le mouvement », disent les pétitionnaires après avoir obtenu le retrait de la disposition qui obligeait scandaleusement tout hébergeant à signaler au maire le départ de son visiteur étranger. Il y a certes, d'autres mesures plus alarmantes encore dans le projet de loi sur l'immigration, comme le non-renouvellement automatique de la carte de résident, mais l'élan qui vient de naître est trop enivré de lui-même, de son dynamisme et de sa vertigineuse radicalité pour se restreindre à des objectifs prosaïques et précis, il est, comme Hernani, « une force qui va » .

Bien que j'ai été soixante-huitard comme la plupart des gens de mon âge, ou peut-être précisément pour cette raison, je ne crois pas qu'il faille valoriser automatiquement tout ce qui bouge ni que le mouvement soit à lui-même sa propre justification. Il me semble, à l'inverse, qu'au risque d'être un peu seul, il importe aujourd'hui d'être sobre et de résister à la grande marée lyrique des pseudo-résistants.

L'affaire des sans-papiers de l'église Saint-Bernard n'est pas l'affaire Dreyfus, l'appel à la désobéissance civile n'est pas un nouveau J'accuse, et ses signataires ne sont pas plus des résistants que Carole Bouquet n'est Lucie Aubrac. Quand à la volonté des 121 « noms difficiles à prononcer » d'aller avec leur valise à la gare de l'Est pour y mimer le départ des déportés, elle n'est pas émouvante, elle est indécente. Ce n'est pas par l'hystérie qu'on assume son héritage ni qu'on est à la hauteur de l'événement.

Un étrange oubli est, au contraire, à l'oeuvre de cette orgie d'identifications : l'oubli du présent. Qu'est-ce-que le présent, en effet, sinon ce qui ne s'est jamais présenté ? Or, les enfants de la fin du siècle n'ont pas d'yeux pour l'inédit ni pour le monde tel qu'il va ou ne va pas, car ils sont trop occupés à se payer de mots, à se raconter des histoires et à soigner leur image en endossant face au nouvel avatar de Vichy la défroque du Rebelle ou celle du Supplicié.

Ce somnambulisme politique et cette ébriété collective seraient inoffensifs si nous vivions encore l'âge d'or de la social-démocratie. Tel n'est plus le cas. Nous ne sommes plus en mai 68. L'époque se caractérise non par la résorption mais par l'accroissement des inégalités. Le fossé se creuse entre ceux que la mondialisation favorise et ceux qu'elle laisse sur le carreau.

Et depuis les années Mitterrand, l'antiracisme consiste, pour les premiers, à faire la morale aux seconds en frappant de nullité les problèmes qu'ils rencontrent. Aux difficultés grandissantes du vivre-ensemble on oppose les statistiques disant que le nombre d'étrangers n'a pas augmenté et que toutes ces difficultés relèvent donc du fantasme.

A l'inquiétude suscitée par l'hétérogénéité linguistique ou culturelle qui règne dans les écoles et collèges situés hors des quartiers bourgeois on répond en vantant, sur le mode Benetton, les joies du métissage, et sur le mode Jack Lang, la contribution de Picasso, de Modigliani, de Chagall ou de Soutine au rayonnement de la culture française... Et on transmue ainsi une opposition de classe en supériorité morale de la France ouverte et généreuse sur la France frileuse et recroquevillée.

La lutte contre l'immigration clandestine n'est pas une concession faite au Front national. Elle s'impose, ne fût-ce que pour empêcher le rétablissement de l'esclavage au coeur des démocraties modernes. Si, en revanche, on persiste à combattre Le Pen par la destitution hautaine de l'expérience vécue et par la dénégation systématique de la réalité, alors il pourra se consoler d'avoir été mis au banc de la classe politique car, avec des ennemis pareils, il n'aura bientôt même plus besoin d'amis.


Alain Finkielkraut est philosophe et écrivain. Dernier ouvrage paru : « L'humanité perdue » Seuil, 1996.