PAR LAURENT JOFFRIN | [débat] |
L'action des 300 Maliens de Saint-Bernard ne suscite pas seulement une sympathie morale et militante. Elle a aussi l'immense mérite de poser en termes nouveaux l'ancienne question de l'immigration. Certains experts l'ont déjà fait, à commencer par Patrick Weil (1), dont nous reproduirons ici nombre d'arguments. Mais, par leur opiniâtreté pacifique, ces Africains sans peur et sans papiers obligent la société française à un examen de conscience pratique, et pas seulement théorique. Ils lui donnent surtout l'occasion de reposer la question des étrangers en France, sans forcément subir la paralysante hégémonie des thèses du Front national.
Implicites ou explicites, en effet, les brutales injonctions de Jean-Marie Le Pen et de ses lieutenants sont depuis longtemps la référence du débat public, qu'on le dise ou non. Voyant une partie de leurs électeurs fuir à l'extrême droite, soumis, quand ils exercent des mandats locaux, à la pression d'une opinion exaspérée, les responsables politiques ont finalement intériorisé l'idée que le seuil de tolérance des étrangers a été dépassé. De cette acceptation tacite du diagnostic lepéniste, tout découle. Si le seuil de tolérance est dépassé, alors le but réel d'une politique de l'immigration, c'est la fermeture du pays, quitte à plaider l'intégration de ceux qui sont déjà là. Même ceux, nombreux à vrai dire, qui sont choqués par la régulation purement policière des populations immigrées s'autocensurent pour ne pas encourir le reproche classique : « Il vous est facile, à vous, de défendre les immigrés; vous ne vivez pas dans les quartiers pauvres, à leur contact, vous n'êtes pas en butte à la petite délinquance qui empoisonne l'existence, et si, d'aventure, l'école de vos enfants comporte une proportion élevée d'enfants d'origine étrangère, vous choisissez le privé ou bien vous obtenez une dérogation pour changer d'école. » Tous arguments qu'on ne peut réfuter d'un revers de main.
D'où le concensus droite-gauche autour de l'idée d'« immigration zéro », formule lancée par Charles Pasqua, mais qui exprime aussi les positions des socialistes en cette matière. Aux interpellations du FN sur « l'invasion des étrangers », la gauche répond vertueusement, à l'unisson de la droite, que « l'immigration est arrêtée depuis 1974 ». La chose est vraie en principe. Mais l'opinion sait bien qu'il n'en est rien dans la réalité, même si le nombre des entrants s'est réduit. À vouloir trop prouver, le camp des républicains se livre au pieux mensonge, donnant encore une fois au Front national le rôle valorisant de « celui qui met les pieds dans le plat ». Et dès lors que le débat se circonscrit autour d'une seule idée comment réprimer l'immigration , le FN est sur son terrain. Personne ne peut faire mieux que lui dans ce domaine.
Le mouvement des Maliens de Saint-Bernard rompt avec cette logique. Pour la première fois, c'est la question d'une immigration supplémentaire et d'une régularisation progressive des illégaux qui est posée nationalement. Aux yeux d'une grande partie de l'opinion, elle a, bien sûr, quelque chose de choquant. Quoi ! Alors que l'intégration se heurte à tant de difficultés, il faudrait rajouter chaque année un contingent supplémentaire d'étrangers ! Au fou ! C'est pourtant ce qui se passe dans la réalité : quelque 100.000 étrangers entrent légalement en France chaque année aux termes des lois actuelles sur le regroupement familial, le statut des réfugiés politiques ou la main-d'oeuvre qualifiée. Quelque 30.000 quittent le territoire national : cela donne un solde annuel de 70.000 nouveaux résidents dont personne ne parle. Les autres sont venus illégalement. Quel est leur nombre ? Les bien-pensants limitent leur estimation à quelques dizaines de milliers ; les lepénistes brandissent des chiffres extravagants. La seule base de référence sérieuse est fournie par la dernière régularisation générale des immigrés illégaux, celle de 1982 : quelque 120.000 étrangers sans papiers s'étaient présentés à l'administration. Admettons que ce nombre ait été limité par la méfiance naturelle du clandestin à l'égard de l'administration. Comptons quelque 150.000 à 200.000 sans-papiers présents en France. Le chiffre est élevé, il sera contesté par beaucoup de spécialistes. Mais adoptons-le pour éviter les polémiques statistiques. Et remarquons tout de suite qu'il est raisonnable par rapport à la population totale. En moyenne, cela fait... 0,4%, chiffre maximal. Rien à voir avec une invasion. La raison de cette modération relative est simple : les clandestins viennent surtout pour travailler. Le travail se faisant plus rare, ils viennent moins. Ceux qui doutent de cette conclusion doivent se reporter aux études universitaires sérieuses menées sur cette question en France et à l'étranger. Elles disent toutes la même chose : on ne quitte pas son foyer, son pays, ses racines sans une raison impérieuse. Cette raison, c'est l'espoir de trouver un travail rémunéré dix fois, vingt fois ce qu'on peut toucher chez soi. Les autres incitations en dérivent : pour bénéficier de la protection sociale, il faut travailler ; pour faire venir femme et enfants, il faut travailler, etc. Or ce travail-là existe en France : il est concentré dans quatre secteurs : le bâtiment, la restauration-hôtellerie, la culture des agrumes et la confection. Dans ces entreprises, on emploie volontiers des clandestins, sans lesquels les coûts de production deviendraient supérieurs à ceux qu'accepte le marché. Autrement dit, c'est bien une nécessité économique et non le laxisme supposé de l'administration, l'incompétence de la police ou les mailles trop lâches du filet juridique qui explique la persistance d'une immigration illégale. Autrement dit, l'immigration, tout en suscitant des difficultés évidentes, présente aussi des avantages économiques et sociaux. C'est en obligeant les Français à réfléchir à ces avantages que les Maliens font avancer le débat.
Certains diront qu'on peut, dès lors, rouvrir grand les frontières. Position sympathique, cohérente pour les libéraux, qui condamnent tout protectionnisme, ou pour les idéalistes de Dieu et du droit, qui plaident le partage immédiat des richesses et de la fraternité totale. Mais position peu réaliste : qui ira l'expliquer aux habitants des quartiers difficiles ? Qui les empêchera de se tourner un peu plus vers les xénophobes secourables du Front national ? Non, la seule solution consiste à accepter un flux régulier, mais maîtrisé, d'immigrations nouvelles et de régularisations. Elle suppose une plus grande générosité de l'administration, mais aussi le maintien d'un dispositif de sanctions, sans lequel la loi n'a pas d'existence.
C'est la solution proposée par les médiateurs du conflit de Saint-Bernard. C'est aussi celle que met en avant Patrick Weil, mais dont les propositions, qui tendent pourtant à réduire l'immigration illégale par des moyens mi-économiques et mi-juridiques, n'ont fait l'objet d'aucun débat public, à gauche notamment. Le véritable appel d'air est produit par quatre secteurs friands en travail noir. Par une politique judicieuse d'incitations, il doit être très possible de faire rentrer progressivement ces activités dans le champ légal, comme cela a été fait, par exemple, pour le travail domestique. Pourquoi reste-t-on muet sur ces idées ? Si l'opposition faisait son travail...
(1) Pour une nouvelle politique d'immigration, note de la fondation Saint-Simon, novembre 1995.