par Alain Juppé | [débat] |
NOTRE pays est en état d'émotion. Je le comprends, car la querelle n'est pas médiocre : il s'agit, au fond, de l'idée que nous nous faisons de la France.
La France que j'aime, en tant que responsable politique et, du même coeur, en tant que citoyen, c'est d'abord la nation française, constituée d'hommes et de femmes qui ont choisi de vivre ensemble. Je dis bien « choisi » : on est français pas seulement (et même pas forcément) parce qu'on a du sang français dans les veines ; on est français par volonté, par adhésion, bref par amour d'une terre, d'une histoire, d'une culture, d'une communauté. C'est tout le sens de la nationalité française.
La France que nous aimons c'est aussi la République, c'est-à-dire un ensemble de principes et de valeurs qui fondent une morale, au premier rang desquels Liberté, Egalité, Fraternité et, tout autant, Laïcité.
Aimer la France, c'est croire en tout cela ; c'est, du même coup, combattre ce qui en est la négation même : les vieilles idées - et Dieu sait qu'elles son vieilles - de racisme, d'antisémitisme, de xénophobie. C'est notre combat. Qui peut en douter ? Alors, pourquoi ce malentendu qui oppose ceux qui, aujourd'hui, devraient être côte à côte ?
Je crois qu'il s'explique d'abord par le poids de l'Histoire. Nous n'avons pas encore exorcisé la honte. Sinon comment pourrions-nous vivre dans pareille confusion intellectuelle et morale ? Simuler, dans une gare parisienne, le départ en déportation ; appeler à la désobéissance civile comme il est légitime de la faire... en dictature ; tracer un parallèle entre les « lois » de Vichy et celle de la République... Où pourrait-on imaginer de tels amalgames ailleurs qu'en France ? Nous avons encore beaucoup à faire pour assumer notre passé avec lucidité et nous réconcilier une fois pour toutes avec nous-mêmes. Lucie Aubrac disait récemment à la télévision sa confiance et son espérance dans notre jeunesse, qui, mieux que nous, saura comprendre et juger ! Je souhaite de tout coeur qu'elle ait raison.
Poids de l'Histoire, mais aussi poids des idéologies qui brouillent trop souvent, en France, notre perception de la réalité. Il y a des faits que nous ne parvenons pas à examiner avec raison et mesure.
Ainsi en est-il de l'immigration. Depuis vingt ans, nous n'avons pas été capables de définir ensemble une approche républicaine de la question de l'immigration. Certains objectent que ce n'est pas la priorité des priorités. N'en faisons pas une obsession, mais ne pratiquons pas non plus la politique de l'autruche.
C'est un vrai porblème, et nous n'avons pas le droit de l'ignorer. Les socialistes le savent bien, qui appartiennnent à un « parti de gouvernement », comme on a coutume de le dire. D'où leur trouble actuel.
Pour l'extrême droite, l'affaire est simple : l'étranger est coupable de tous nos maux. Chassons l'étranger, qu'il soit en situation régulière ou en situation illégale - et il n'y aura plus en France ni chômage, ni insécurité, ni crise du logement, ni déficit de la Sécurité sociale. Le nouveau maire de Vitrolles vient de tenir en ce sens des propos dénués de toute ambiguïté.
Ce discours - et ce projet - de haine et d'exclusion sont aux antipodes de nos propres convictions et de l'image de notre pays à l'étranger ; ils sont néfastes pour la France. Je veux les combattre.
Mais ne tombons pas dans l'amalgame inverse comme s'il n'y avait pas de différence entre l'immigration légale et l'immigration illégale. Une telle confusion ne peut que faire le lit des extrémistes.
Ce qui compte à mes yeux, ce sont les hommes et les femmes de bonne volonté, animés de sentiments généreux, que je respecte et souvent que j'aime. Nous partageons ensemble des valeurs fondamentales. C'est pourquoi nous devons sortir du climat d'incompréhension qui s'est créé entre nous et qui fait le jeu de ce qui devrait être notre commun adversaire. Ne pourrions-nous tenter de réfléchir sereinement à ce que pourrait être une politique républicaine de l'immigration, et nous mettre d'accord sur quelques principes inattaquables :
Mais si l'on adhère à ces principes, on ne peut pas refuser systématiquement leur mise en oeuvre concrète.
C'est pour les appliquer que, depuis quelques mois, nous avons pris plusieurs initiatives : nous avons notamment proposé et fait voter un loi pour mieux lutter contre le travail clandestin, qui exploite les plus vulnérables ; et nous avons aussi élaboré un projet de loi sur le séjour des étrangers qui concilie à la fois des mesures d'humanisation et la recherche d'une plus grande efficacité dans le contrôle de l'immigration illégale.
Je demande à ses détracteurs de lire de bonne foi le projet de loi dit Debré. Ils y trouveront des dispositions qui permettront enfin de régulariser la situation des étrangers qui, jusqu'à maintenant, se trouvaient dans des situations intenables : non régularisables et non expulsables (personnes présentes depuis quinze ans sur notre sol, conjoints de citoyens français, enfants nés en France...). Quant à l'immigration illégale, si on y est vraiment opposé, il faut se donner les moyens de la contrôler autrement qu'en paroles. Le gouvernement de M. Mauroy avait institué, pour cela, le certificat d'hébergement. Nous avons voulu ajouter au contrôle à l'entrée que prévoyait le décret de 1982, signé notamment de MM. Defferre et Badinter, un contrôle à la sortie évidemment nécessaire pour vérifier le respect de la loi.
Le recours à la personne hébergeante pour déclencher le contrôle n'ayant pas été compris, le Parlement, comme je l'avais souhaité, nous a aidés à trouver un dispositif qui ne prête plus à contestation, tant sont nombreux les grands pays démocratiques où il existe déjà.
Je remercie la commission des lois de l'Assemblée nationale, et tout particulièrement son président, Pierre Mazeaud. La grande majorité des Français semble approuver le texte ainsi modifié.
Faut-il, dès lors, changer de terrain et réclamer l'abrogation pure et simple de tout le dispositif légal de maîtrise del'immigration irrégulière ?
Qui ne voit qu'une telle surenchère ferait évidemment le jeu de ceux qui nous accusent de laxisme et d'impuissance ?
J'ai toujours rejeté les thèses racistes et refusé toute compromission avec leurs propagandistes, je ne varierai pas dans mes convictions. Comme responsable politique, il est de mon devoir de mettre en garde : face au péril que je dénonce depuis toujours, ne nous trompons pas de cible. Ne créons pas de nouveaux clivages qui feraient le jeu de ceux que tous les républicains veulent combattre. La France, qui a donné au monde la Déclaration des droits de l'homme, a eu aussi ses moments de déshonneur, et c'est l'un des grands mérites de Jacques Chirac, contrairement à d'autres, que d'avoir osé le dire au nom du pays.
Je ne transige pas avec les principes républicains. Ces principes ont leurs exigences. N'en oublions pas certaines, sous prétexte d'en défendre d'autres. La reconnaissance de la dignité de chacun, quelles que soient ses origines, ses opinions politiques ou ses croyances religieuses, ne peut s'accomplir que dans le respect de nos grandes règles communes.
Notre société, de tout temps, a été diverse dans ses origines, sa culture et son expression, et ne le sera pas moins demain. Ne nions pas que cette diversité puisse être une source de difficultés et de conflits, mais abordons ces problèmes avec sérénité. C'est ainsi, et ainsi seulement que nous pourrons faire de cette diversité, comme par le passé, une source de richesse, de créativité et d'intelligence que notre vie nationale doit reconnaître et intégrer pleinement.
S'il y a un combat à mener, c'est celui de rester solidaires, rassemblés autour de l'héritage de la République, quels que soient nos choix politiques ; c'est notre meilleur rempart contre nos tendances à la division et contre la montée de l'intolérance.