Les clandestins et la loi

PAR ME HENRI LECLERC * [débat]


libe du mercredi 17 juillet 1996 (Rebonds).

Il n'est pas fréquent que la Fédération internationale des ligues des droits de l'homme envoie une mission dans un pays comme la France. Son rapport sur la situation des étrangers, accablant, s'achève sur ce constat : « le traitement réservé à une des franges les plus vulnérables de la société a franchi le seuil de l'intolérable ».

Il n'est pas possible d'accepter que la République se donne une image de dureté repoussante au motif que les miséreux du monde seraient ainsi dissuadés d'y venir chercher refuge. L'espace démocratique européen doit-il s'entourer de remparts afin de repousser ces hordes qui attendraient que nous baissions notre garde pour fondre sur nos richesses et troubler notre bien-être ? Faut-il continuer à considérer ceux qui frappent à notre porte comme des ennemis, qu'il convient d'enfermer et de refouler sans ménagement ? La France vient de se faire condamner par la Cour de Strasbourg pour avoir détenu arbitrairement dans des conditions inadmissibles, avant de les renvoyer vers la Syrie, des Somaliens qui avaient eu la malencontreuse idée de demander l'asile...

Dans cette logique s'organise une chasse cruelle contre ces intrus, dénoncés comme responsables de la maladie sociale dont souffre le pays et face à laquelle nos gouvernements successifs se révèlent impuissants. Tous les étrangers qui vivent ici ne sont-ils donc pas suspects d'être des clandestins dont il serait vital de se débarrasser pour vivre enfin en sécurité, à l'abri de la misère, du chômage et de la précarité ? Les clandestins sont par définition difficiles à trouver. Alors, pour rendre la chasse plus efficace, on transforme en clandestins ceux qui ne se cachent pas, vivent ici depuis lonpemps, le plus souvent en famille, dont les enfants sont français de droit ou de fait, les conjoints en situation régulière, des jeunes ayant atteint leur majorité après avoir été formés dans nos écoles et qui n'ont plus de chez eux ailleurs. On leur refuse des papiers, cet attribut nécessaire pour être titulaires de droits, pour vivre, pour travailler.

Dans son préambule, la Déclaration universelle des droits de l'homme rappelle qu'il « est nécessaire que les droits de l'homme soient protégés par un régime de droit, pour que l'homme ne soit pas contraint en suprême recours à la révolte contre la tyrannie et l'oppression ». Les sans-papiers en France sont hors du droit et ils se sont révoltés avec dignité et courage. Un groupe de personnalités de haute stature morale a répondu à leur appel. Pendant trois mois, ce « collège des médiateurs » a tout tenté, avec dévouement. On a feint de les entendre à Matignon, pendant qu'au Ministère de l'Intérieur on opposait une fin de non-recevoir, en se limitant à la promesse de régulariser la situation des parents étrangers d'enfants francais. Pendant ce temps, la révolte pacifique des sans-papiers fait tache d'huile à travers la France.

La loi est la loi, nous dit-on, et nul n'a droit à obtenir un titre de séjour s'il ne répond à des conditions qui n'ont cessé de varier depuis douze ans. Mais la loi est mauvaise, et il est aujourd'hui nécessaire, comme l'a dit le collège des médiateurs, de mettre en place une « nouvelle approche de la question des étrangers, claire et lisible par tous» dans le cadre d'une « législation totalement renouvelée ». Il faut mettre un terme à l'incertitude, à l'arbitraire, cesser de répondre aux problémes humains sans autre logique apparente que le bon vouloir des guichets. Comme cela fut fait en 1981, lorsque la loi limita la possibilité d'expulser des étrangers intégrés dans notre société, puis en 1984, lorsque le Parlement créa à l'unanimité la carte unique de résident attribuée de plein droit à ceux qui répondaient à certaines conditions, il faut définir les critères de régularisation fondés sur des présomptions d'intégration dans la société française qui tourneraient le dos à une vision policière de ce problème humain pour lui substituer une politique conforme aux valeurs de la République.

Depuis 1974, la décision de fermeture des frontières a paradoxalement accru l'importance des populations étrangères résidant sur notre sol. C'est la même politique qu'ont prônée tous les gouvemements pour résoudre le probléme des flux migratoires. Elle repose sur trois volets sans cesse énoncés: l'aide massive aux pays où régne la misère pour tarir le flux à la source, un programme ambitieux pour permettre l'intégration des étrangers en situation régulière, et enfin la chasse impitoyable aux clandestins. Les deux premiers volets n'ont jamais pu être mis en oeuvre, soit pour des raisons politiques, soit pour des contraintes budgétaires. Il ne reste donc plus que la vision policière des choses. C'est au niveau européen qu'il faut aujourd'hui poser courageusement ce probléme de la politique de fermeture des frontières. La liberté de
circulation des personnes est un droit fondamental. Les marchandises, les capitaux, les informations, les idées circulent librement à l'heure de la mondialisation, et l'on nous vante assez cette liberté comme le meilleur facteur de régulation ! Il faut engager ce débat et mettre un terme à la pensée unique qui impose de s'incliner devant le dogme de la fermeture des frontiéres.

Voilà, dira-t-on encore, le discours des « belles âmes », qui font le lit d'un Le Pen qui poserait les bonnes questions même si ses réponses sont malodorantes. Le reproche se veut réaliste ; n'est-il pas tout simplement cynique ?


* Président de la Ligue des droits de l'homme.