« Avant les sans-papiers étaient isolés, impuissants »

ENTRETIEN AVEC MADJIGUÈNE CISSÉ [débat]


libe du mardi 19 novembre 1996, propos recueillis par Béatrice Bantman.

Porte-parole des occupants de l'église Saint-Bernard, Madjiguène Cissé se félicite que les sans-papiers aient été invités aux Assises de l'immigration. Huit mois après le début du mouvement des sans-papiers, elle en tire les leçons pour Libération.

Quel est, pour vous, le bilan de Saint-Bernard ?

Il est provisoire car notre lutte n'est pas finie. Mais, déjà, nous sommes arrivés à poser le problème, à ouvrir un débat sur l'immigration et à attirer l'attention sur l'injustice des lois Pasqua et nos situations intenables. Avant, nous étions isolés et impuissants face à une machine répressive. Tous, nous avions tenté notre chance auprès des préfectures, de l'Ofpra (Office français pour la protection des réfugiés et apatrides), des associations. Une autre originalité de notre mouvement, c'est d'avoir réussi à arracher notre autonomie et à nous dégager de l'emprise des associations qui, dans un vieux réflexe paternaliste, avaient l'habitude de tout faire à notre place.

Au début, les associations sont venues à Saint-Ambroise, que nous occupions, et nous ont dit  : « Rentrez chez vous, on va s'occuper de tout ». Nous leur avons répondu que nos dossiers étaient en souffrance chez eux depuis des années et nous avons continué. Un médiateur est venu nous voir à Pajol (entrepôt désaffecté de la SNCF où les sans-papiers se sont, un temps, réfugiés, ndlr) demandant aux célibataires qui « étaient des dossiers pourris », de quitter le groupe. Finalement, dix célibataires ont été régularisés.

Il y a finalement eu peu de régularisation (99 sur 277 dossiers) et on parle beaucoup moins de votre mouvement. Vous semblez pourtant optimiste.

On est optimiste tant qu'on lutte. Indéniablement, le mouvement s'étend et les soutiens aussi : il y a actuellement 24 collectifs de sans-papiers, dont certains sont sortis de l'ombre grâce à Saint-Bernard. Nous avons une coordination nationale et une autre d'Ile de France. Nous venons d'organiser une caravane dans le sud de la France où nous avons été accueillis très chaleureusement. On nous demande d'en organiser d'autres. En Ariège, des élus ont proposé de nous accueillir, des restaurateurs de nous employer. D'autres élus nous écrivent. J'ai même reçu une lettre d'un enfant de 7 ans : « J'ai pleuré avec maman en vous voyant à la télé. Je vous soutiendrai toujours. »

Pourtant, le climat ne paraît pas favorable, la pression semble retombée. Comment voyez-vous l'avenir ?

Notre lutte a toujours été en dents de scie. A Pajol, en mai, des gens pensaient que c'était fini. Nous avons organisé des manifestations avec tout juste 200 personnes. Et puis, il y a eu Saint-Bernard. Tout cela débouchera sur quelque chose. Déjà, des syndicats s'intéressent à nous, la Bourse du travail accueille nos meetings. Je pense que c'est très important et qu'il faudrait absolument lier notre lutte au mouvement social et réunir ceux qui se battent. Ce qui compte, c'est d'avoir pu mobiliser l'opinion publique qui, seule, pourra nous sortir de là.

Vous évoquez souvent les liens entre immigration et colonialisme...

Les immigrés ne sont pas tombés du ciel. Ils viennent le plus souvent d'anciennes colonies françaises. Ceux qui sont nés avant l'indépendance de leur pays ont appris par coeur « nos ancêtres les Gaulois... » et pour les autres, le français est leur première langue étrangère. Aller en France est donc leur premier réflexe. Notre situation pose le problème des rapports Nord-Sud, et de cette relation multiséculaire qui unit dominé à dominant. D'autant que nos pays d'Afrique ne sont toujours pas indépendants et que la France tire toujours les ficelles. Je pense que c'est à cause de ces rapports traditionnels qu'on a cherché à nous humilier, nous les porte-parole des sans-papiers après l'expulsion de Saint-Bernard. Nous avons été déshabillés pour la fouille, et jugés même si nous étions en situation régulière. Nos enfants ont été placés en garde à vue. Le gouvernement ne comprenait pas que des petits nègres lui tiennent tête, quand des chefs d'Etat africains n'osent même pas leur résister. C'est ce symbole qu'ils ont voulu casser à coup de hache dans la porte de l'église, en mêm temps que cette solidarité qui, elle aussi, disait non en affirmant que les droits de l'homme étaient bafoués en France.