Lettre à mon évêque, Jean-Marie Lustiger

par Jean-Pierre Mignard [débat]


lemonde du jeudi 29 août 1996 (Horizons-débats).

COMME tous lecteurs du Monde, j'ai pris connaissance de votre déclaration du 23 août, quelques heures après l'intervention de la police à la chapelle Saint-Bernard. Vous évoquez, avec la hauteur habituelle de votre pensée, « l'équilibre économique du monde, la culture et le destin des nations européennes ». Vous stigmatisez « ces pays qui contreviennent, pour se protéger, aux règles d'humanité qui sont leur noblesse ».

Le citoyen vous sait gré de la justesse du propos, mais le catholique n'y trouve pas son compte. Vous refusez de vous prononcer sur un ordre d'évacuation pris par arrêté, transmis à l'archevêché alors que cette évacuation avait déjà commencé. Ce manque de courtoisie, à défaut d'égards, n'avoue-t-il pas tout ? Pensait-on que vous feriez sonner le tocsin ?

Pourtant l'affaire n'est pas mince : un lieu de culte investi, des portes brisées, des fumigènes dedans et des matraques dehors, une prière interrompue par la force, des hommes séparés des femmes et des Noirs séparés des Blancs. Vous évoquez un « débat-spectacle » et « le simulacre de la rue et de la pression symbolique » pour critiquer l'action des sans-papiers et, au premier chef, cela est transparent, leurs soutiens. Êtes-vous allé, Emminence, à Saint-Bernard ? Si oui, vous y avez vu des hommes alités qui ne s'alimentaient plus.

Est-ce si incompréhensible pour une religion qui prescrit le carême comme moyen d'accéder à Dieu, à soi et aux autres ? Des enfants qui jouaient dans un confessionnal  ? Mais les petits enfants ne sont-ils pas bienvenus dans la maison de Jésus de Nazareth ? Il y avait certes là des musulmans, des savants, des saltimbanques, des « associatifs », des gauchistes de toujours, des sans-Dieu impénitents et un prêtre de votre diocèse qui « parlaient en coeur », pour dire comme saint Paul. Bref, cela faisait un peu désordre, c'est vrai, c'était une humanité, tout simplement, mécréante peut-être, mais sublime assurément puisque fraternelle. Et ce débat qu'avec sincérité, on le sait, vous souhaitez, on le leur devra. On leur doit déjà. Voyez jusqu'ici combien les gens « raisonnables » ont été entendus...

Emminence, les Africains sans-papiers n'ont pas été manipulés, comme imprudemment vous le suggérez. C'est précisément le contraire. Ils ont subverti nos conforts, nos paresses, nos peurs, si humaines, pour réveiller, révéler, une meilleure part de nous-mêmes. Ils nous rappellent à nos devoirs, nous qui sommes d'un pays qui depuis Clovis et la Révolution française, n'en finit pas de prendre le monde à témoin. Les sans-papiers ont choisi un temple catholique et cela crée des obligations, n'est-ce pas ? Catholicon, en grec, veut dire universel, et, sans l'avoir appris, ils l'avaient compris. Ceux qui parlent de profanation sont ceux-là mêmes qui crachaient sur le visage du Christ.

Monsieur le Cardinal, cher Père, puisque, sur ordre, une église de votre diocèse a été saccagée, nous sommes de nombreux, très nombreux catholiques à vous demander, avec l'autorité qui naturellement est la vôtre, d'appuyer une souscription, relayée par vos confrères dans les autres diocèses de France, aux fins de réparer les dégâts matériels, première étape symbolique, de la réparation des dégâts politiques, sociaux et humains, avec la mention suivante, sur compte bancaire, « Saint-Bernard - Paroisse d'honneur et de charité ».


Jean-Pierre Mignard est avocat à la Cour, maître de conférences à l'Institut d'études politiques.