PAR TIERNO MONENEMBO * | [débat] |
L'affaire des sans-papiers de l'église Saint-Bernard n'est qu'un remake. En vérité, le papier est la source de tous les malheurs de l'Afrique. Honte à nos dieux ! En nous mettant au monde, ils ont oublié, les bougres, de nous révéler les feuilles grand jésus et la plume, le monde des ronds-de-cuir et les tampons. Nous étions loin de deviner que, quelques millénaires plus tard, cela nous vaudrait une si grosse ardoise.L'écriture ? Une pauvre trace de scarabée dans la glaise immonde, pensait-on alors. L'homme a mieux à faire : bichonner le troupeau ou pister l'éléphant ; aller et venir comme bon lui semble.
Le destin commença à nous narguer par un jour de grand vent. Sans visa et sans même demander asile, des navigateurs portugais, hollandais, français et anglais s'échouèrent sur nos côtes avec des colifichets de Chine, des bréviaires in octavo ; surtout des arquebuses à croc et d'immenses bateaux à voile parés pour l'Amérique.
C'est alors que ces messieurs à redingote et perruque sortirent de leur chapeau le plus étonnant des lièvres :l'école. Un hangar en vanco et paille où il nous était tenu de croiser les bras avant de griffonner dans des cahiers, une langue si étrange pour une oreille des Tropiques. D'abord, nous en fûmes terrifiés, ensuite méfiants et, pour finir, un rien amusés. Qui sait, nous allions peut-être y trouver les sortilèges qui nous avaient fait défaut pour parer au mépris des autres. Au contraire nous venions de tomber dans un inextricable labyrinthe où, à chaque méandre, il nous serait demandé un papier et, bizarrement, jamais le bon. Faudrait une sacrée mémoire, c'est vrai, pour distinguer un certificat d'études d'un passe, un carnet de tirailleur d'une carte de séjour.
Et puis, vinrent les indépendances, autres bouts de papier mais que nos peuples harassés ne pouvaient se permettre de bouder. C'était l'occasion ou jamais de nouer avec l'ancienne puissance coloniale une relation sinon équitable, du moins plus adaptée à l'air du temps. « Blancs pour blancs, allons vers les Français,ceux-là au moins, on les connaît », recommandaient nos vieux sages. Nous étions prêts à oublier l'esclavage et la colonisation, l'indigénat et les travaux forcés. Après tout, c'est dans la fournaise de l'histoire que les peuples font connaissance. Bref, un marché était là, un marché de dupes sans doute, mais qu'imposait de fait ce que l'hypocrisie des politologues appelle le contexte international. D'où les fameux accords de coopération, un papier encore plus sibyllin que tout ce qui nous avait été donné de voir. On aurait pu en espérer un minimum de bénéfice par la voie d'un véritable transfert de capitaux et de technologie (monnaie d'échange somme toute normale contre les nombreux avantages miniers et stratégiques concédés à Paris). Ce que le Japon, dont le déficit affectif avec ses anciennes colonies est pourtant bien supérieur à celui de la France, a su faire en Corée et en Malaisie. Au lieu de ça, des liens personnalisés à outrance qui ont surtout permis à un groupuscule de potentats de ruiner nos économies et de laminer nos sociétés en réprimant ou en marginalisant les principales catégories sociales : paysans, intellectuels, syndicalistes, petits entrepreneurs, etc. Entre la France et l'Afrique, tout se joue de ministre à ministre, pour ne pas dire de fils de ministre à fils de ministre. Sorti de là, le néant ou plutôt la grande nasse des brimades et de la répression et dans laquelle les plus faibles sont appelés à tomber...
Or le monde franco-africain présente souvent des symptômes de type néo-brejnévien : un système arrogant et susceptible ; replié sur lui-même et instinctivement réfractaire aux transformations de l'époque. Ce monde-là fonctionne de lui-même avec ses propres codes, ses propres intérêts qui ne sont pas toujours ceux de la France, a fortiori ceux de l'Afrique. Je reconnais qu'il n'est jamais bien brave d'accuser les autres de ses propres déconvenues. Il est évident, cependant, que ce clan-là a une lourde part de responsabilité dans la situation catastrophique de l'Afrique. Mais bon, foin des ronchonnements, puisque, malgré tous les beaux discours, la réalité prouve, elle, que le sort en est jeté !
Bientôt les Africains (surtout les jeunes) n'auront nulle part où aller. Sept cent cinquante million de SDF africins, ce n'est plus une hypothèse à exclure dans le long terme. Les sans-papiers de Saint-Bernard (dont le sort n'est toujours pas réglé) nous réjouissent de préfigurer une nouvelle génération d'Africains. Celle qui n'a plus rien à perdre et qui, de ce fait, est prête à tout pour survivre, quitte à empêcher, au passage, quelques gros bonnets de ronronner et coopérer tranquille.