France, la crise de l'intégration

par Sami Naïr [débat]


lemonde du mardi 23 avril 1996 (Horizon-débats). français / italiano

DEPUIS la fin des années 70, la société française semble s'enfoncer lentement mais sûrement dans la balkanisation sociale et culturelle : les rapports sociaux s'« ethnicisent » progressivement, la laïcité doit faire face au renouveau des identitarismes confessionnels. La xénophobie, le racisme et l'antisémitisme tendent à se banaliser. Le modèle républicain lui-même, à vocation universaliste et assimilatrice (l'une impliquant l'autre), apparaît de plus en plus sur la défensive. Dans cette situation, l'immigration joue le rôle d'un profond révélateur.

Dès son arrêt officiel (1974), l'immigration a été construite dans la rhétorique dominante, comme un « problème-obstacle », c'est-à-dire un problème qu'on cherche non à résoudre mais à reproduire à des fins partisanes. Considérés comme trop exogènes culturellement, les immigrés interrogeraient en profondeur l'identité française. Pour les uns, surtout à gauche, leur « assimilation » est mal venue parce qu'elle fait écho à une vision du monde dépassée, « jacobine » et pleine de relents coloniaux ; pour les autres, surtout à droite, elle est impossible car les immigrés, surtout ceux de confession musulmane, sont « porteurs » d'un système de moeurs et de croyance incompatible avec la tradition française.

Si l'accord entre les uns et les autres est total pour bloquer définitivement les nouveaux flux migratoires, les premiers ont mis en place, en 1981, une stratégie qui visait à favoriser l'intégration cependant que les seconds, en écho aux proclamations enflammées des campagnes électorales, ont surtout montré leur souci de sévir contre les immigrés, fût-ce au prix de la déstabilisation de ceux qui sont légalement installés. Au-delà de ces attitudes, se profile bien sûr tout le débat sur la place de populations allogènes ou de confessions religieuses différentes en France.

La tradition française d'intégration culturelle n'est pourtant pas une abstraction. Depuis le XIXe siècle, chaque fois que la France a été confrontée à la présence importante de populations allogènes, s'est opéré un processus d'intégration par assimilation, qui en dépit de situations fortement conflictuelles, a fini par se réaliser. L'intégration par assimilation, c'est la francisation de nouveaux venus. Si le terme peut choquer, il ne signifie pas pour autant que l'individu renonce à sa confession, à sa langue d'origine ou à celle de ses parents.

Il s'agit plutôt d'un comportement public et rien ne s'oppose à l'expression de la singularité de chacun dans l'espace privé. L'intégration sociale rend possible l'assimilation culturelle, et celle-ci, en retour, aide à l'affirmation de la citoyenneté. Or l'affaiblissement des capacités d'intégration du système social français à partir de la fin des années 70 a entraîné de fait la pertubation de ses capacités d'assimilation.

Est-ce pour ne pas affronter cette situation que l'immigration a été construite symboliquement comme « problème » ?

Ce qui est sûr, en tout cas, c'est que tout a été fait pour séparer soigneusement l'immigration du reste des couches sociales en difficulté et en faire d'emblée un sujet de conflits partisans, sans que les immigrés eux-mêmes, bien évidemment, pussent intervenir.

On peut distinguer trois phases dans la manière dont elle a été traitée : entre 1974 et 1981, entre 1981 et 1993 et de 1993 à aujourd'hui.

  • L'émergence de la « question immigrée » (1974-1981)

    Confronté à la mondialisation comme aux effets de contraintes résultant progressivement de la coopération européenne, le système socio-économique français subit une mutation décisive : crise du compromis capital-travail, chômage structurel naissant, féminisation du salariat, précarisation... Comme dans toute crise de système global, la réaction des élites dirigeantes s'oriente d'abord vers les limites externes du système, c'est-à-dire vers les couches exclues et vers celles qui ne bénéficient pas de la légitimité de l'appartenance « naturelle » : les immigrés, les étrangers.

    On ferme les frontières, on interdit l'immigration de travail, on désigne les immigrés comme « problème » pour l'emploi en France. Le président Valéry Giscard d'Estaing, soutient que les immigrés, surtout maghrébins, sont « inassimilables » car trop différents culturellement : ils doivent donc « retourner » chez eux.

    Or, dans ces mêmes années 70, les immigrés prennent conscience que le « retour  » au pays d'origine est un mythe, et que se pose surtout pour eux la question de savoir comment rester en France. Leurs enfants, nés en France, sont déjà légalement français. Reste que durant cette phase, la dynamique enclenchée est celle de l'extériorisation et du rejet de l'immigration.

  • L'intégration-fermeture (1981-1993)

    Entre 1981 et 1993, la situation change totalement. La gauche a gngné les élections sur la base de ses promesses pour l'emploi, mais aussi en défendant des propositions d'intégration des immigrés légalement installés et de régularisation de ceux qui étaient placés dans une situation incompatible avec les droits de l'homme. Elle maintient toutefois le principe de la fermeture des frontières. La stratégie est celle d'une « intégration-fermeture » pour les immigrés.

    Ce programme, la gauche ne peut cependant le tenir totalement. Trois phénomènes viennent le contrecarrer : la conversion de la gauche elle-même à un libéralisme social incapable de juguler la crise ; l'utilisation du racisme anti-immigré comme ressource politique par les partis d'extrême droite et certains dirigeants de droite ; le fait que les immigrés eux-mêmes, ayant à définir leur projet de vie en France, soulèvent la question de leur identité confessionnelle.

    Ayant réussi à légitimer la présence de l'immigration dans la société française par la reconnaissance de ses droits et l'insistance sur ses devoirs, la gauche échoue devant la marginalisation sociale des immigrés. Or, à partir de 1983, l'extrême droite, puis la droite, transforment la question de l'intégration sociale des immigrés en problème culturel et, à partir de celui-ci, ouvrent le débat sur l'identité nationale française. « Qui est français ? » devient alors la question.

    La droite, fouettée par la démagogie raciste de l'extrême droite, propose une réforme du code de la nationalité, à laquelle des intellectuels en vue apportent leur caution : il s'agit de remettre en question le droit du sol (principe du droit à la nationalité par la naissance sur le sol français). Le retour de la droite au pouvoir entre 1986 et 1988 ne lui permet cependant pas de mener à terme cette réforme.

    Avec la seconde victoire de la gauche, en 1988, on revient au statu quo ante. Le droit du sol est maintenu. La politique de soutien social aux banlieues est réaffirmée ‹ de façon d'ailleurs plus médiatique que réelle ‹ mais également la lutte contre l'immigration clandestine, les entraves de plus en plus graves au droit de regroupement familial, une attitude de plus en plus répressive aux frontières. Construite en problème-obstacle manipulée en ressource politique dans la compétition partisane, l'immigration devient aussi, du point de vue de la société française comme de celui des immigrés, une question d'identité.

    Pour la troisième fois de son histoire, la France catholique est en effet confrontée à la présence d'une population confessionnelle spé"cifique : après les protestants et les juifs, désormais c'est l'islam qui s'enracine dans le creuset français. Les deux précédentes confessions n'ont pas été intégrée facilement : de la Saint-Barthélémy à l'affaire Dreyfus, la France catholique monarchique ou catholique républicaine a montré de sérieuses résistances. Avec l'islam, la France républicaine a en plus un contentieux qui remonte à la colonisation et à la décolonisation de l'Afrique du Nord.

    La question posée aujourd'hui par la présence des immigrés de confession musulmane est tout à fait différente : il s'agit d'une population minoritaire destinée, comme les protestants et les juifs, à vivre en France même et ayant donc vocation à s'assimiler au moule culturel français, lui-même en pleine mutation. Cette situation n'est évidemment pas sans radicaliser le malaise identitaire français. Or, loin d'opposer à ces inquiétudes une orientation pédagogique ferme, basée sur le respect du droit des personnes, les élites politiques dirigeantes donnent plutôt l'impression, par la promulgation de lois surtout répressives, de les légitimer.

  • L'exclusion comme politique nationale (depuis 1993)

    Les lois de 1993, dites lois Pasqua, constituent non seulement une attaque systématique contre les immigrés et les étrangers mais aussi une sorte de légitimation de la rhétorique d'extrême droite. L'objectif est clair : il consiste à déstabiliser pour délégaliser, délégaliser pour exclure socialement, exclure socialement pour expulser hors des frontières. L'intégration n'est plus à l'ordre du jour.

    La remise en question du droit du sol en 1993 avait déjà exprimé la quintessence de cette nouvelle manière de voir : tout se passe comme s'il s'agissait d'exiger de cette immigration qu'elle fournisse, toujours et systématiquement, les preuves de son intégration. L'argument avancé par les membres de la Commission sur la nationalité pèche par hypocrisie : sous prétexte de ne pas faire des « petits » Français « malgré eux », on oblige tous les enfants nés de parents étrangers en France jusqu'à l'âge de seize ans (tant pis pour l'intégration-assimilation à l'école !).

    Dans les faits, cette réforme apparaît beaucoup plus comme une prise en otage des enfants issus de l'immigration, auxquels on peut refuser la nationalité s'ils se sont rendus coupables de délits punis par la loi. Non seulement on revient ainsi à la dynamique d'extériorisation d'avant 1981, mais on la radicalise encore plus puisque, maintenant, ces enfants n'ont plus la nationalité française.

    Or cette stratégie est d'autant plus abérrante qu'elle reproduit l'immigration comme « problème » dans une situation où toutes les enquêtes démontrent que, dans leur immense majorité, les immigrés se sont de fait assimilés aux modèles culturels dominants en France.

    Le projet du cabinet de M. Debré, ainsi que le projet de loi, actuellement en discussion, de la Commission parlementaire sur les clandestins accentuent également la pression sur l'immigration légalement installée. Ils prévoient entrer autres le fichage des personnes hébergeant des étrangers, la confiscation du passeport pour les étrangers en situation irrégulière ainsi que pour les demandeurs d'asile pendant la durée de la procédure d'examen de leur demande, l'extension aux préfets du droit de prononcer la décision d'expulsion et, enfin, surtout, l'invocation du motif de trouble à l'ordre public : même s'agissant d'un fait très ancien, pour refuser la délivrance ou le renouvellement de la carte de long séjour (dix ans).

    Si ce projet est adopté, la droite sera définitivement passée sous l'hégémonie de l'extrême droite pour ce qui concerne les immigrés. La loi sera devenue xénophobe.


    Sami Naïr est professeur de sciences politiques à l'université Paris-VIII.