par Bertrand Poirot-Delpech | [débat] |
IL A DONC SUFFI de l'amendement Mazeaud, c'est-à-dire la suppression du devoir dont était menacé l'« hébergeant » de signaler à la police le départ des étrangers accueillis sous son toit, pour que les sondages favorables à la loi Debré grimpent, paraît-il, de 49 à 69%.
On s'est peu interrogé sur cette hausse massive et fulgurante (moins de quarante-huit heures). Elle n'a sûrement pas tenu aux seules explications du législateur et aux nasardes subies par les pétitionnaires. Il fallait que la première rédaction ait paru inacceptable, après coup, à des millions de citoyens. J'ai questionné quelques-uns de ces 20% de ralliés au projet.
Réponse unanime : ils avaient ressenti comme une agression, une humiliation, que le texte initial les ait crus capables d'aller renseigner la police sur leurs hôtes, sitôt ceux-ci partis de chez eux. « J'ai pris cette présomption pour du mépris ! » : l'indignation s'exprime le plus souvent sous cette forme, et elle survit à l'amendement. Quels cabinets cyniques avaient pu sous-estimer à ce point l'honneur de leurs concitoyens et la permanence, plutôt rassurante en nos temps de « repères effacés » des règles antiques de l'hospitalité ?
Les moins de trente ans - l'âge moyen des premiers pétitionnaires - ajoutent que si les auteurs de la loi ont pris pour un trait constant du tempérament français les records de délation de leurs aînés sous l'Occupation, eux, les enfants et petits-enfants, ne mangent plus de ce pain de la honte, et leur pratique des échanges internationaux les a formés à plus de fraternité. Ils entendaient qu'on se le tînt pour dit. Comment ne pas accueillir ce souci trans-partisan comme une des bonnes nouvelles de l'année !
Même réparé, le mépris laisse des traces. Il trahit un manque de considération pour l'administré et pour le contradicteur, dû aux logiques majoritaires, technocratiques, médiatiques et publicitaires. Parce que les antennes dociles aux annonceurs, obligent leurs invités à remplacer les arguments, jugés trop longs et ennuyeux, par des injures et des slogans, le débat entrouvert sur l'immigration n'aura vu s'échanger que des noms d'oiseaux, destinés à discréditer globalement l'interlocuteur.
Tel cinéaste de terrain a été assigné à résidence en quartiers chauds par un ministre banlieusard de fraîche date. Tel philosophe sans cesse présent dans les studios a soupçonné les signataires de rechercher les « sunlight ». Tel possesseur de piscine renvoyait son vis-à-vis au bain...
Quiconque s'interrogeait sur l'opportunité de l'article litigieux s'est vu traiter de « Parisien », de « salonard », de « gauche caviard » (quilobet en pleine vogue), ou faussement, d' « irresponsable favorable à l'immigration clandestine » ; comme si la liberté d'opinion ne consistait pas à penser, le cas échéant, contre son milieu, son quartier, son intérêt.
On croyait entendre les narquoiseries comme « belles âmes » ou « chers professeurs » qui saluèrent les contempteurs des guerres coloniales... jusqu'au jour où de Gaulle se rangea aux vues des protestataires. A quel niveau tombera-t-on lors des prochaines élections, dont l'incertitude fait déjà refleurir, dans les partis, les assauts de mauvais foi et les vocabulaires de guerre civile ?
« Il est assez ordinaire de mépriser qui nous méprise », note La Bruyère. D'où le peu de cas fait de la loi, chez ceux qui se sentaient humiliés par elle. Ces mépris en chaîne ont un coût insoupçonné : intolérance et violence accrues, incompréhension et rejet de l'Autre, fût-il de même couleur, dédain de toute pensée minoritaire, auquel répond l'irrespect de la légalité, abaissement de la valeur des mots, du débat d'idées honnête, des processus d'accord.
La loi Debré sera votée. Les tracts seront balayés au ruisseau. Les vedettes de l'écran repasseront des démonstrations de rue aux scènes de fiction, où on voudrait les cantonner. Restera acquis qu'après avoir failli l'admettre, les citoyens n'ont pas supporté qu'on les croie capables de transiger avec cet héritage immémorial, ce reliquat de sacré qu'est l'hospitalité, sans parler du bonheur qu'ils y prennent et qui ne regarde qu'eux.
Grâce à la nouvelle génération, l'opinion s'est souvenu qu'on pouvait encore faire, d'un projet de loi, une affaire d'honneur, « cette vertu déraisonnable » dont Camus dit que, « comme la pitié, elle prend le relai de la justice et de la raison devenues impuissantes ».