par Yvon Quiniou | [débat] |
CE mouvement de protestation contre le projet de loi Debré est bien entendu animé de bons sentiments, qui peuvent aller jusqu'à forcer la sympathie. Mais j'ai la douloureurse conviction qu'il se trompe, de trois manières : sur le fond, la forme et l'enjeu.
Sur le fond : on ne saurait, directement ou indirectement, prendre le parti de l'irrégularité, voire en faire l'apologie. Il y a ici un critère simple, emprunté à Kant, celui de l'universel : que devient cette attitude si on l'universalise, en dehors du cas précis où on la déclare légitime ? Au nom de quoi condamner (moralement) le patron qui en toute irrégularité exploite des travailleurs clandestins et profite de leur détresse en toute impunité ?
La comparaison qui est parfois faite avec les lois de Vichy qui appelaient à la dénonciation des juifs ne tient pas : celles-ci visaient les juifs en tant que tels, citoyens réguliers de l'Etat français. Elles étaient racistes et ne tendaient en rien à préserver le fonctionnement d'un Etat de droit. Or, celui-ci ne se divise pas : s'il est valable dans certains cas, il doit l'être dans tous.
Sur la forme : en se polarisant sur cette situation juridique et les comportements inhumains qu'elle peut entraîner et qu'il s'agit bien d'éviter, les protestataires croitent aider à faire tomber le racisme ambiant. En réalité, comme l'a très bien observé dans ces colonnes Emmanuel Todd, ils risques d'alimenter un réflexe anti-intellectuels et anti-élites auprès de l'immense masse de ceux qui souffrent de la crise socio-économique.
Affrontés au quotidien à celle-ci et au même titre que les immigrés (même si c'est à un degré moindre), ceux-ci ne sont pas pris en compte. On ouvre alors une voie royale au populisme de Jean-Marie Le Pen. On nourrit la séduction pour ses solutions aussi dangereuses qu'illusoires pour toutes les catégories populaires.
D'où l'erreur sur l'enjeu : c'est la crise socio-économique du capitalisme, aggravée par la construction de l'Europe de Maastricht, qui engendre le chômage, la misère, l'exclusion, la montée des préjugés xénophobes, les replis identitaires et religieux, le poids croissant de l'irrationnel dans les consciences dont sont victimes les immigrés eux-mêmes.
On ne voit pas qu'une partie de ceux qui protestent aujourd'hui aient protesté ou soient prêts à protester contre le capitalisme lui-même. Certains d'entre eux sont mêmes des apologistes du libéralisme et ils alimentent ainsi de la main droite (celle qui vote) ce qu'ils condamnent de la main gauche.
C'est donc sur le seul terrain de lutte qui soit véritablement efficace que les deux mains devraient se rejoindre : contre la domination économique de l'argent sur les activités, préserver et enrichir les droits sociaux de l'Etat-providence...à défaut d'une autre solution, socialiste, visible à court terme. Et puisque la question de l'immigration est en son fond une question sociale, il faudrait dans cette optique que tous se rejoignent pour exiger la pleine égalité pour réussir leur intégration.
Par exemple, en demandant que leur soit reconnu le droit de vote aux élections locales. Alors là, oui, il y aurait de quoi s'enthousiasmer et échapper au leurre d'un combat que je trouve, avec malaise je l'avoue, trop sentimental et pas assez politique, voire en déficit d'ambition critique.