ARTE est née d'une volonté politique : celle du couple franco-allemand de se doter d'une chaîne de télévision emblématique de la coopération culturelle et de l'unité européenne. Le nom même d'ARTE, s'il suggère une certaine élégance intellectuelle d'élites dites cultivées, est un doux euphémisme pour désigner "l'Association relative aux télévisions européennes". Le sort en a été scellé, sur proposition française, lors d'un de ces sommets d'Etat dont on retiendra l'image de François Mitterrand et Helmut Kohl, main dans la main. La SEPT pour la France, les chaînes du service public ZDF et ARD pour l'Allemagne, se partagent l'antenne à parité égale. En mai 1992, ARTE démarre sur le câble en Allemagne (9 millions de foyers potentiels), puis arrive en France sur le réseau hertzien de l'ex-Cinq. D'aucuns craignent aussitôt une nouvelle vitrine institutionnelle, chargée de refléter, d'expliquer, de vulgariser les décisions politiques prises à Strasbourg et à Bruxelles, auprès d'opinions publiques nationales incrédules. Avec, à la clef, force interventionnisme d'Etat le moment venu. Serge Halimi, dans son essai devenu best-seller "Les Nouveaux chiens de garde" (éd. Liber-Raisons d'agir, 1997), s'en prend à "Jérôme Clément, président de la chaîne et ancien conseiller de Pierre Mauroy à Matignon, (qui) décide de soumettre à MM. Kohl et Mitterrand une liste des journalistes susceptibles de les interroger" à l'occasion de leur interview conjointe pour la centième de l'émission Transit, co-animée par Daniel Leconte et Peter Wien. Si l'idée a semblé "normale" de ce côté-ci du Rhin, elle a heurté "les règles de l'indépendance du journalisme en Allemagne" (Süddeutsche Zeitung, cité in Le Monde du 25 mai 1994). Déjà, des différences de cultures politiques transparaissent.
Avec l'expérience, ARTE devra aussi revoir ses ambitions initiales d'"imaginer une sorte d'écriture transculturelle ou transnationale", constate Klaus Wenger, directeur d'Arte Deutschland, (dans La Télévision, c'est l'Art Nouveau, par Bernard Lecherbonnier, éditions La Découverte, 1999). "Pour l'instant, c'est une illusion, ajoute-t-il. On n'y arrive pas, peut-être parce que nous sommes trop imprégnés par nos habitudes de voir et de faire voir. Mais, avec le recul, je me demande si c'est souhaitable. Si ce n'est pas justement la richesse de notre Europe de garder ces cultures, ces écritures, non en s'enfermant, mais en pratiquant des ouvertures". Comme pour les praticiens de l'image, Klaus Wenger fait le même diagnostic concernant les téléspectateurs: "si les préoccupations politiques et sociales se rapprochent de part et d'autre du Rhin, il n'en est pas de même des imaginaires des deux peuples, qui restent encore très éloignés..." (in Le Monde, supplément Allemagne 2000, 26 sept. 1998). En d'autres termes, le public d'ARTE, ou plutôt ses différents publics, n'évoluent guère dans le sens d'un imaginaire commun. On entrevoit dès lors la difficulté de produire un programme qui s'adresse simultanément à ce public européen hétérogène, avec des barrières multiples, à commencer par celui de la langue. Ainsi, les doublages en traduction simultanée des débats d'ARTE donnent l'impression de se retrouver en pleine conférence internationale: c'est pénible et terriblement rébarbatif.
La tentation du repli identitaire se ressent dans la programmation actuelle de la chaîne, chaque partenaire se recentrant sur sa quote-part de production régionale, nationale, européenne, voire internationale. La plupart des projets d'émissions est bien discutée et entérinée par un pool commun à Strasbourg, mais en l'absence d'un réel brassage des équipes à la réalisation, le risque grandit de voir les sujets se juxtaposer sans se mélanger, sans même être l'occasion de regards croisés sur une thématique commune.
Ceci étant dit, ARTE demeure un espace d'expérimentation unique en son genre, qui continue à séduire, au-delà de l'espace franco-allemand. De nouveaux partenariats européens se développent, avec la RTBF en Belgique, TVE en Espagne, TVP en Pologne, l'ORP en Autriche, la RAI en Italie, etc... Le paradoxe n'est qu'apparent. En effet, le volontarisme de certains producteurs d'ARTE fascine, notamment celui de la Sept ou de "La Petite Lucarne" de ZDF (Das Kleine Fernsehspiel). Ils ont su redonner au film documentaire ses lettres de noblesse télévisuelles, en le programmant sur ARTE jusqu'à quatre fois par semaine en prime-time. Ils disposent désormais d'un catalogue comportant plus de mille titres. Dans la profession, qui ne connait plus la sacro-sainte "ligne éditoriale" de Thierry Garrel, responsable de l'unité documentaire de la Sept-Arte, qui exige des "films d'auteur" "narratifs, présentant des personnages forts et des récits captivants", avec des "écritures singulières, poétiques, hors des normes habituelles"? Qui n'a pas été tenté par un passage dans le "laboratoire expérimental de programmation multiculturelle" lancée dès 1962 par Eckart Stein avec "la Petite Lucarne"?
Les uns et les autres permettent à la curiosité de leur public national pour ce qui se passe chez leurs voisins, de rebondir. C'est particulièrement vrai pour les Allemands, qui s'intéressent par exemple au cinéma beur ou au cinéma des jeunes auteurs français. L'aura médiatique de certains mouvements sociaux français (grèves de novembre-décembre 1995, sans-papiers, chômeurs, cinéastes pétitionnaires de février 1997...) fascine. ARTE le sait. La chaîne saura par exemple sur ce terrain faire coup double auprès des publics français et allemand, en lançant via son "département fictions" une série de téléfilms politiques qu'elle commande à des cinéastes-pétitionnaires, dont Dominique Cabrera, Nicolas Philibert, Claire Denvers etc... Mais il manquait encore à ARTE une émission d'envergure sur les Sans-papiers.
Le thema sur les sans-papiers en Europe.
Le Thema du jeudi est le rendez-vous hebdomadaire des faits de société et des grands événements historiques. Le jeudi 2 décembre 1999, ARTE consacre donc sa soirée aux sans-papiers en Europe, une initiative proposée et produite par la ZDF, sous l'impulsion de Kathrin Brinkmann et Sabine Bubeck-Paaz, chargées de programme de "la Petite Lucarne". Etonnante soirée. Pendant près de cinq heures, l'antenne semble livrée telle une tribune libre à Madjiguène Cissé, ex-porte-parole des sans-papiers de Saint-Bernard et José Mbongo Mingi, de la Caravane pour les droits des réfugiés et des immigrés en Allemagne. Tous deux surgissent à l'image pour présenter le mouvement des sans-papiers dans un cadre indéterminé, serré, comme s'ils s'exprimaient à partir d'une étroite cabine aux couleurs d'une mystérieuse "Des Papiers pour tous TV". Ils sont censés animer l'intermède entre les différents reportages ou documentaires diffusés tout au long de la soirée. Tantôt acteurs et témoins engagés, tantôt journalistes-reporters soumettant à la question d'autres intervenants (syndicalistes, journalistes, simples citoyens...) à l'aide d'un micro aux dimensions disproportionnées plein cadre, ou encore animateurs de plateau tirés à quatre épingles pour un débat final sans contradicteur, ils semblent complètement irréels, factices, tellement ils apparaissent à contre-emploi. La forme même de leur mise en scène enlève toute crédibilité à ce qui se dit. On ne les écoute même plus, tellement c'est débilisant. Comble de l'ironie, alors qu'il y a profusion de caméras et de matériel technique à l'image comme pour signifier que l'on est devant un mouvement très médiatique, le cadre normatif qui permettrait de se dire qu'on est bien devant un vrai programme de TV semble s'être volatilisé. C'est à peine si l'on distingue l'omniprésent logo d'ARTE, en haut à droite de l'image. L'habillage traditionnel d'ARTE a fait place à un design très "nouvelles technologies", entremêlant jingle TV et adresses internet. On se dit alors qu'en consultant le web, le débat va s'y poursuivre, avec l'exhubérance typique aux internautes. Consultation faite, le forum de discussion d'arte-tv.com ne recueille qu'une vingtaine de messages en tout et pour tout, dont une dizaine de communiqués militants. Fil, le modérateur de la liste de diffusion zpajol, dédiée aux sans-papiers, s'étonne: "je suis un peu surpris du faible nombre de messages, je pensais que la télé touchait pas mal de monde; mais sans doute est-ce difficile de regarder un film tout en jouant sur son ordinateur...".
Retour donc à la TV. Les reportages sont à l'avenant de ce qui précède: le documentaire "Planeta Alemania" multiplie en guise d'introduction les effets de style pour prendre à témoin les téléspectateurs quant à la difficulté de montrer des hommes et des femmes réputés "invisibles". Pas question de courir le risque d'être reconnu par la police ou dénoncé par un voisin. Alors, comment filmer? Un bandeau sur les yeux? Crypter le visage? "Non pas ça, dit Maria, une "illégale" latino-américaine. C'est nous mettre au rang de criminels...C'est une dégradation humaine". Elle est donc filmée une bouche en gros plan, entre deux bandeaux noirs, de dos ou de trois/quarts. Si elle dit certes des choses passionnantes, l'image accrédite la thèse que les sans-papiers en Allemagne sont encore loin d'oser sortir de l'ombre, contrairement à ce que l'on a pu voir en France. Une assertion qui s'avère de moins en moins vraie. Pourquoi ne pas filmer un de ces dizaines d'"illégaux" qui occupent les églises de manière tournante dans différentes villes, ou bien d'autres qui s'expriment à visage découvert sur des tribunes publiques? Leur témoignage est-il moins singulier? Non. Les seuls que l'on voit abondamment, ce sont les membres de l'équipe de tournage et leurs moyens techniques. Cela tourne à l'obsession narcissique. De fait, à travers les sans-papiers, les réalisateurs allemands renvoient l'image d'eux-mêmes, comme pour se mettre en valeur. Mais alors, qu'ils y aillent franchement. Qu'ils se présentent. Or, après cinq heures de télévision, on ne saisit toujours pas que l'intitulé allemand de la Thema: "Keine Mensch ist illegal", renvoie à une campagne militante qui se veut le pendant allemand du mouvement français des sans-papiers. Les sous-traitants de la soirée pour ZDF-Arte sont des protagonistes de cette campagne. Cela aurait mérité d'être explicité à l'antenne. Pour éviter faux-fuyants et faux-semblants.
Le public d'ARTE est estimé à 3,5% de part de marché en France, et 0,7% en Allemagne, selon une mesure Médiamétrie/GhF au 1er trimestre 1999.
Encadré :
site internet des sans-papiers : www.bok.net/pajol
liste de diffusion : zpajol@ada.eu.org
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