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La perspective de l'intégration de la Pologne à l'Union européenne et l'ouverture des marchés de l'ex-bloc socialiste de l'est fait à nouveau craindre une vague de migrations, légales ou illégales, des ressortissants de ces pays vers l'Allemagne et les autres pays riches.
Cette crainte est-elle fondée? Comment l'Europe de Schengen envisage-t-elle le contrôle de cette pression migratoire?
Nous avons rencontré en Allemagne M. Helmut Dietrich, chercheur à l'institut des recherches sociales à Hambourg et membre d'un groupe de recherche sur les réfugiés et l'immigration à Berlin, le Forschungsgeseleschaft Flucht und Migration, qui travaille sur ces questions depuis 1994. Il a notamment collaboré à plusieurs enquêtes en Pologne, en Roumanie et en Ukraine, publiée sous forme d'une série de petits livres.
A partir de 1994-95, la BGS a le pouvoir d'intervenir dans une zone frontalière de trente km à la ronde, d'entrer dans les maisons sans mandat judiciaire, de procéder à des écoutes téléphoniques... La BGS développe aussi un travail de propagande auprès des élèves et des enseignants dans les écoles, auprès des associations sportives, des mairies, sans oublier bien sûr les médias locaux. L'objectif, c'est que la population collabore activement au contrôle et à l'arrestation des immigrés clandestins. D'après le chiffres du ministère de l'intérieur, 70% des personnes arrêtées ont ainsi été dénoncées par la population. Et des chauffeurs de taxis ont été inculpés, voire condamnés à des peines de prison, pour avoir transporté des clandestins dans leur véhicule ou pour ne pas les avoir dénoncé.
Nous voulons rompre cette logique de la dénonciation et de contrôle omnipotent, avant qu'elle ne se généralise. Déjà, la BGS a obtenu des pouvoirs accrus pour intervenir dans les grandes gares avec les mêmes méthodes, et procéder à des contrôles sans qu'il y ait délit. Nous voulons aussi pouvoir expliquer pourquoi les réfugiés passent clandestinement, n'ayant pas la possibilité matérielle de pouvoir fournir sur le champ les preuves de leur persécution dans le pays d'origine.(3)
Des deux côtés de la frontière germano-polonaise, les gens ont l'habitude, et l'expérience, d'une économie informelle depuis les années 70. Pendant près de dix ans, la frontière entre la Pologne et la RDA est restée ouverte. Les Polonais de la frontière ont travaillé dans l'ex-RDA comme werkvertragsarbeiter, et parfois en Allemagne de l'ouest, légalement. Le travail des saisonniers transfrontaliers est une vieille tradition qui remonte à la Prussie du XIXème siècle.
Avec la chute du mur, les Allemands ont introduit l'obligation de visa pour les Polonais, dont certains ont continué à venir travailler en Allemagne, cette fois illégalement. Il est d'ailleurs intéressant de noter qu'à Berlin-ouest, les Alliés ont dit non dès 1988 à cette politique des visas à l'encontre des Polonais. La mesure a été annulée en 1991, après la signature par la Pologne d'un accord de réadmission dans le cadre de l'Europe de Schengen.
En fait, les responsables de l'économie cherchent à flexibiliser au maximum cette main-d'oeuvre immigrée pour constituer dans le futur une "caste" de sans-droits. Il me semble essentiel de poser dès aujourd'hui la question des droits sociaux et civiques de ces immigrés qui vont et viennent en traversant la frontière, et qui continueront ainsi.
En Allemagne, une campagne assez virulente, de type nationaliste, s'est développé ces derniers temps pour la restitution des propriétés des Allemands partis en 1945 après le retour de la Silésie à la Pologne. Mais le Parlement polonais a catégoriquement refusé cette hypothèse, et veut user du droit de préemption pour empêcher ou limiter les acquisitions de terre par les Allemands.
L'intégration de la Pologne dans l'Union européenne soulève en effet deux autres grandes questions: la situation de l'agriculture et celle de la grande industrie. Entre 32 et 34 % de la population active travaille dans l'agriculture (ces chiffres varient de 25 à 40% selon les sources et les modes de calcul, certains parlent de "campagnes surpeuplées" incluant un secteur informel gonflé par le retour à la terre de milliers d'ouvriers et d'employés récemment licenciés, et doivent être comparés aux 3,5% de paysans allemands recensés en 1995 ou à la moyenne de 5,7% dans l'Union européenne- cf. Le Monde, "une agriculture en mal de modernisation et des campagnes surpeuplées, 31/3/1998, NDLR). Lorsque l'Allemagne a occupé la Pologne durant la seconde guerre mondiale, les nazis ont parlé de surpopulation et ont voulu détruire le petit commerce tenu par les Juifs, et détruire l'agriculture des Polonais en lui substituant de grandes entreprises agricoles. Ils avaient une politique beaucoup plus dure à l'encontre des Polonais que des Tchèques, par exemple. Leur plan était de germaniser ou détruire. L'agriculture reste donc jusqu'à aujourd'hui un enjeu très politique. C'est une question de mode de vie, et un moyen de subsistance dont la destruction aurait de graves conséquences. On parle ouvertement dans les cercles européens de réduire la population des campagnes, et donc d'expulser les paysans qui ne sont pas assez rentables, et d'implanter une industrie agro-alimentaire aux normes communautaires. ( la terre a été peu collectivisée sous le régime communiste, ce qui explique le morcellement des terres et l'existence de près de 2 millions de petites fermes familiales, NDLR).
L'autre secteur menacé par l'intégration, c'est la grande industrie, à commencer par la sidérurgie et les chantiers navals. Son démantèlement va provoquer des licenciements massifs, et va développer au nom d'une nouvelle économie "dérégulée" une grande "caste" de travailleurs précaires sans-droits comme on connaît en France ou en Allemagne.
Au vu des difficultés d'accès à l'Allemagne, les immigrés et les réfugiés restent pour quelque temps en Pologne, et commencent à y travailler. Dans ce pays, il n'y a pas encore une distinction nette entre personnes légales et illégales, et les différences de salaire entre travailleurs réguliers et sans-papiers ne sont pas très importantes. Par ailleurs, ils peuvent trouver sans trop de difficultés un hébergement, y compris dans la zone frontalière avec l'Allemagne, et certains restent au-delà de l'expiration de leur visa. Le séjour dans une maison polonaise peut se prolonger en échange de 100 DM par mois, par exemple. Avec la même somme, un habitant polonais du coin donne volontiers des indications aux réfugiés pour traverser la frontière.
Pour intégrer la Pologne à l'Union Européenne, la première exigence est de formaliser l'économie informelle du pays, de faire la distinction entre légaux et clandestins, et d'adopter les mêmes mesures concernant les réfugiés et les immigrés. C'est clair que cela ne fonctionne pas. Début 1998 par exemple, l'obligation de visas a été instaurée pour l'entrée des Biélorusses et des Russes en Pologne. Durant le printemps, il y a eu plusieurs manifestations dans l'est du pays pour protester contre cette politique des visas qui détruit l'économie informelle locale, et notamment le petit commerce. Le gouvernement polonais, qui avait voulu faire un pas dans le sens de l'Union européenne en marquant sa future frontière à l'est, a dû faire marche arrière, remplaçant l'ancien visa par un "petit visa" qui s'achète à la frontière. Il faut dire aussi que même le ministère de l'économie et des finances avait protesté en affirmant que l'économie se retrouvait en panne!
La police des frontières devrait également adopter la même technologie de contrôle, acheter les mêmes voitures, la radiophonie, les communications... ainsi que le même système d'"avis à la population" pour dénoncer les réfugiés clandestins.
Le gouvernement polonais a également créé vingt-trois centres de rétention immédiatement après la signature de l'accord bilatéral en 1993. Ces centres ont été établis dans des commissariats de police.
Mais le juge du Conseil constitutionnel a rejeté le principe de la rétention de personnes qui n'ont commis aucun crime, et a bloqué ces centres.
Les techniques de contôle ne marchent pas non plus. Il n'y a pas de dénonciation par la population comparable à l'Allemagne. Cependant, l'influence des agents du BGS sur la police des frontières polonais est réelle. Au nom de la coopération des polices, ils interviennent même dans la zone frontalière sans l'aval de leur direction à Bonn ou à Varsovie, ce qui est illégal.
Chaque année, environ 10 000 personnes captées dans la zone frontalière sont expulsées de l'Allemagne vers la Pologne en vertu des accords de réadmission. Il s'agit pour moitié de Polonais, l'autre moitié étant composée d'Européens de l'est mais aussi d'Asiatiques.
L'afflux de réfugiés expulsés en Pologne a entraîné une nouvelle politique de contrôle d'identité policier dans les rues, et surtout dans les banlieues. L'été 1996, un congrès de l'OTAN et une réunion du Conseil de l'Europe sur les migrations se sont tenus à Varsovie. Dans la foulée, des contrôles et des rafles ont eu lieu dans la banlieue de la capitale. En une semaine, la police a arrêté 600 personnes, 400 ont été conduites en centre de rétention. Ces centres fonctionnent à nouveau depuis une loi provisoire de 1996 sur l'entrée et le sjour des étrangers, et une loi sur l'immigration plus complète en vigueur depuis le 1er janvier 1998.
Lors d'une enquête sur place, nous avons pu rencontrer personnellement plus d'une centaine de réfugiés retenus. Ils avaient fait une demande d'asile, mais ils n'ont pas même obtenu un récépissé de leur déclaration de demande. La police a affirmé qu'ils ne voulaient pas l'asile politique. Nous avons alors provoqué un esclandre médiatique en Allemagne... Le ministère de l'intérieur polonais est revenu sur ses positions et a confirmé qu'il s'agissait bien de demandeurs d'asile et, au bout des trois mois de rétention, durée légale maximum, ils ont tous été libérés. Même les gardiens du centre de rétention que nous avons visité nous ont affirmé qu'ils estimaient être plus utile à s'occuper de la sécurité dans les rues plutôt que de garder des gens qui n'ont commis aucun délit. Il nous a paru clair que la Pologne réagissait sous la pression de l'Union européenne (5).
La Pologne expulse entre 3 000 et 4 000 personnes par an, ce qui est encore loin des quelques 60 000 expulsés d'Allemagne, dont 22 000 l'année dernière à la frontière avec la Pologne et la Tchéquie. Mais différents fonds européens existent pour inciter la Pologne à expulser davantage. Le ministre de l'intérieur allemand est allé jusqu'à inspecter la frontière est de la Pologne, ce qui n'a pas manqué de rappeler de fâcheux antécédents historiques!
Pour éviter que les Roms ne reviennent en Allemagne par la Tchéquie ou la Pologne, ils sont expulsés directement par avion à Bucarest, en Roumanie, y compris les Roms apatrides qui récusent la nationalité roumaine.
En Pologne comme en Tchéquie, l'Allemagne a donc beaucoup de difficultés à faire admettre sa conception du contrôle de l'immigration, malgré des moyens financiers très importants, à la fois pour des raisons historiques et pour des raisons sociales et politiques à l'origine de la mobilité transnationale actuelle. Il est temps de regarder cette réalité des migrations en face au lieu de s'enfermer dans une "forteresse-Europe".
(1) Paradoxe de la politique allemande vis-à-vis des Aussiedler, les autorités ont favorisé l'arrivée des Allemands de souche expatriés à l'est pour compenser la tendance à la baisse démographique du pays. Mais elles ont dans le même temps craint une arrivée trop massive des Aussiedler en provenance de l'ex-URSS. Elles ont donc commencé à limiter ces flux et à conditionner leur accès à la nationalité allemande, finançant par exemple des projets de logements pour les fixer en Russie.
(2) En Bavière, le ministre-président, Edmund Stoiber(CSU), s'est targué pendant la campagne des élections régionales et législatives en 1998 d'avoir fait expulser par sa police régionale 24 000 demandeurs d'asile en 1997 et mène une politique de rapatriement des réfugiés de l'ex-Yougoslavie contestée au niveau fédéral.
(3) Helmut Dietrich participe à la campagne "Keine Mensch ist illegal" (Personne n'est illégal), un réseau lancé en 1997 pour protester contre la remise en cause du droit d'asile en 1993, et qui prône une aide aux réfugiés comme les Allemands ont su en prodiguer par le passé.
(4) L'intensification de la guerre au Kosovo durant l'été 1998 a amplifié les mouvements de réfugiés albanais du Kosovar, estimés à quelques 200 000 personnes. Certains passent illégalement en Allemagne, passant à travers les mailles du filet de la BGS. Cela se passe parfois mal: le 30 juillet 1997, un camion transportant un groupe de réfugiés albanais a été pris en chasse à Freiberg, près de la frontière germano-tchèque. Bilan: 7 morts, 21 blessés.
(5) Les ministres de l'intérieur et les responsables des polices de 34 pays (U.E. + pays de l'est + USA + Australie) se sont réunis les 13 et 14 octobre 1997 à Prague dans le cadre du "groupe de Budapest" pour renforcer leur coopération face "à la criminalisation croissante des migrations illégales". La Slovénie, recompensée pour sa politique de contrôle de l'immigration, a été chargée d'organiser en 1998 des réunions d'experts chargés de la mise en place des recommandations de cette conférence. J.P Chevènement y a souligné l'augmentation sensible des migrations illégales en provenance d'Asie (Turquie, Irak...) qui représenteraient plus du tiers des refoulés à la frontière franco-italienne.
La série d'ouvrages sur la Pologne, La Roumanie et l'Ukraine, est publiée aux éditions Schwarze Risse-Rote Strasse, Berlin-Göttingen, 1995-1997.
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