Réalités et perspectives de la lutte des sans-papiers

par Ababacar Diop
porte-parole des sans-papiers de Saint-Bernard
[textes des sans-papiers]


4 avril 1997 français / english


Le 18 mars 1996, trois cents personnes sans papiers investissent l'église Saint-Ambroise à Paris (France). Des femmes, des enfants, des hommes refusant en bloc de vivre dans la clandestinité, décident de vivre dignement en pleine lumière et dans la sérénité en France.

Notre mouvement dès le départ s'est voulu modeste. Nous vivions dans des situations absurdes et dramatiques. Absurdes, car tout simplement, nous aimons ce pays, la France, nous y sommes venus naturellement parce qu'on nous en a vanté les mérites, la tradition d'accueil. Finalement, nous nous retrouvons chaque fois que nous sortons de chez nous, pour aller au travail, traqués comme des bêtes, spoliés dans notre dignité lors des contrôles de police, souvent faits au faciès, alors que nous n'avons tué personne.

Dramatiques, parce que la vie de millions de personnes ici ou ailleurs dépend de notre présence ici. Les énormes sommes d'argent envoyées chaque mois au titre de l'aide à nos parents, sont les véritables vecteurs de développement de nos pays. Et en priver ces personnes seraient les vouer à une mort lente et inéluctable dans l'état actuel de developpement de nos pays.

Notre première démarche cependant n'était pas politique à Saint-Ambroise. Du moins, elle ne l'était pas de manière consciente. Notre objectif était de rappeler que nous existions et que nous voulions sortir de cette situation de clandestinité dans laquelle nous avaient plongés des lois républicaines. Il y a quand même quelque chose d'extraordinairement simple dans cette vision. Nous sommes des êtres humains confrontés à des difficultés immenses. Quoi de plus naturel que de rendre publique cette détresse dans laquelle nous vivions, et surtout de demander simplement la mise en place d'un cadre de concertation avec les autorités pour essayer de voir le bout du tunnel, sans animosité. Je me rappelle que les Sans Papiers eux-mêmes ne voulaient pas qu'on soulève le caractére politique de cette affaire, parce que tout le monde sait que si nous en sommes là, c'est parce que les députés de la République ont voté des lois qui depuis quelques décennies privent les immigrés de certains droits et les confinent dans des statuts de parias administratifs dont ils ont du mal à se sortir.

Les demandes pressantes que nous avions formulées au lendemain de l'occupation se résumaient donc ainsi : la nomination d'un médiateur et un moratoire sur les expulsions.

Nous n'avons pas eu de réponse tangible sinon l'évacuation de l'église Saint-Ambroise manu militari par des policiers et des gendarmes avec la complicité du clergé. Puis nous avons vécu dans différents endroits, dont le gymnase Japy à Paris, le théâtre de la Cartoucherie à Vincennes.

Pendant toute cette ballade, la maturation politique a pris le pas sur le réflexe administratif. C'est-à-dire que les délégués se sont vus autorisés à argumentetr politiquement en expliquant d'abord les situations dramatiques vécues par les Sans Papiers, pour ensuite demander l'abrogation des lois Pasqua ou autres (restreignant l'entrée et le séjour des étrangers en France).

Lorsque la révolution industrielle battait son plein au dix-neuvième siècle, l'invention des moteurs à vapeur engendrant des moyens de transport nouveaux qui rendaient accessibles des contrées lointaines, le besoin de matières premières et la necessité de conquérir de nouveaux marchés, des européens en général, des français en particulier se sont expatriés, initiant un mouvement migratoire qui dure encore de nos jours. Oui, les occidentaux ont été les premiers immigrés.

Nous avons aussi le sentiment que ceux qui considérent les immigrés comme des intrus ont la mémoire trés courte. Et cela mérite que les Africains puissent aider à réactualiser la mémoire collective sur les points suivants.

Chaque fois que la mère patrie était menacée, la France a fait appel aux étrangers pour la sauver. Des millions d'étrangers ont péri pour que les français puissent vivre dans la liberté. Ce sacrifice consenti par les étrangers pour défendre cette terre, patrie des droits de l'homme et du citoyen, doit être pris en compte pour le futur. À ceux qui veulent nous rendre responsables du mal vivre en banlieue, nous voulons faire comprendre que nos grand-parents ont vécu dans des conditions socio-économiques beaucoup plus difficiles quand ils combattaient les ennemis et qu'ils ont gagné ensemble.

Pendant les "trentes glorieuses", les immigrés ont participé au développement du continent européen en général, de la France en particulier. Ils ont travaillé aussi bien dans l'agriculture que dans l'industrie avec trés souvent des salaires inférieurs à ceux des ouvriers français. La France exsangue d'après-guerre avait non seulement besoin de main-d'oeuvre pour l'économie, mais aussi pour revitaliser la natalité française en baisse. La population française était en déclin, et de Gaulle lui-même avait annoncé le 2 mars 1945, que la France allait recourir à l'immigration pour changer cette fâcheuse tendance.

Pendant la lutte des Sans Papiers, le silence des pouvoirs publics africains nous a sidéré. Nous sommes conscients qu'ils ne peuvent pas légiférer en France. Ils peuvent néanmoins prendre position pour le respect des droits de l'homme, et surtout refuser que l'expulsion de leurs ressortissants, de leurs concitoyens, se fasse dans des conditions ignobles.

Récemment, le 10 janvier 1997, trois ex-grévistes de la faim ont été expulsés, scotchés, menottés et chloroformés, à bord d'un avion de la compagnie Air France.Traitements indignes d'êtres humains qui n'ont commis aucun crime. Aucune protestation des autorités consulaires de nos pays, malgré la mise en cause du comportement des policiers français. La presse française a largement fait écho à cette manière scandaleuse d'expulser des citoyens de pays étrangers. L'épisode du charter de Bamako, affrété le 27 février 1997 par une filiale d'Air France pour reconduire 77 Maliens sans-papiers, et dont les occupants se sont révoltés à l'arrivée, dénote le ras-le-bol des immigrés dans une société en crise où ils sont désignés comme boucs émissaires. Dans les avions, on nous présente comme des violeurs, des assassins pour mystifier les passagers. C'est le pays des droits de l'homme.

SANS PAPIERS, MAIS NULLEMENT CLANDESTINS

Les Sans Papiers refusent d'être assimilés à des clandestins, même s'ils sont en situation irrégulière. D'autant plus que la majorité d'entre nous, ont été réguliers pendant plusieurs années, et que ce sont les lois qui nous ont plongés dans l'illégalité. Il était important à mon sens de continuer à se battre, même après l'expulsion de l'église, même si nous avons tous nos papiers, pour que soit réaffirmé non seulement notre attachement à la France telle que nous l'avons si souvent entendu décrite, pays d'asile et patrie des droits de l'homme, mais aussi notre détermination pour que soit prise en compte notre aspiration à vivre en France dans la dignité et dans l'égalité.

LE COLLÈGE DES MÉDIATEURS

Les pouvoirs publics sont restés sourds à nos sollicitations. La crise risquait de s'enliser si une initiative de dialogue n'était pas prise. C'est alors que nous avons mis en place, avec la complicité d'Ariane Mnouchkine, directrice du théâtre de la Cartoucherie de Vincennes, un collége de personnalités (juristes, scientifiques, ecclésiastiques, etc.). Il servait de jonction entre les pouvoirs publics et nous.

Dés le départ, ces personnalités nous ont clairement dit qu'elles souhaitaient travailler en toute sérénité, et surtout que la régularisation globale ne pourrait pas être possible. C'était un point de désaccord avec eux parce que nous estimions qu'il était important de ne pas baisser les bras avant d'aller au combat. Ce collége de médiateurs a été reconnu de fait par les autorités, qui ont accepté de dialoguer avec eux, et finalement une procédure de régularisation a pu débuter au mois de mai 1996.

REGARD SUR LES ASSOCIATIONS DURANT LA LUTTE

Les associations avaient l'habitude de recevoir les étrangers en difficulté administrative et de les accompagner individuellement. Il faut dire que chacun de nous a essayé de faire régulariser sa situation administrative. En vain. Nous nous sommes heurtés à un refus discourtois des différentes préfectures. Les associations ont souvent obtenu des régularisations par ci, par là. Mais rien de définitif, plutôt des réglements cas par cas.

Notre sortie de l'ombre a surpris plus d'une association. Des immigrés sortaient de l'ombre pour dire enfin qu'ils voulaient vivre dignement, se prendre en main et porter leur combat pour la régularisation. Cela ne fut pas facile. Tout au début, nous ne parvenions pas à maîtriser le mouvement, car certaines associations voulaient conduire certaines actions à notre place.

PROCÉDURE ET MENSONGE D'ÉTAT

La procédure n'a pas donné les résultats escomptés par les médiateurs. Le gouvernement avait promis que les dossiers des Sans Papiers seraient examinés avec bienveillance à la lumière des dix critères que nous avions proposés. C'était sans compter avec l'esprit de roublardise des pouvoirs publics. Le 26 juin 1996, les médiateurs étaient convoqués. Au moment où ils étaient en train de discuter au cabinet du Premier ministre, l'Agence France Presse recevait un communiqué dans lequel le gouvernement admettait de délivrer un récépissé provisoire de séjour de trois mois à vingt-deux personnes. Ce faisant, indépendamment de la méthode scandaleuse, le gouvernement affirmait haut et fort n'avoir autorisé à séjourner que des parents étrangers d'enfants français.

Non, parmi les personnes « régularisées », il y avait des parents étrangers d'enfant « non encore français » mais nés en France aprés 1993, des célibataires déboutés du droit d'asile, des conjoints de français, des conjoints d'étrangers en situation régulière. Ces résultats concernaient peu de monde, et ce qui nous choquait par-dessus tout, c'est le fait que les personnes « non régularisées » étaient exactement dans les mêmes situations.

Et nous n'avons jamais cessé de dénoncer l'arbitraire du gouvernement dans le dossier des Sans Papiers de l'église Saint-Ambroise. Cette décision injuste va nous amener le 28 juin 1996 à organiser une riposte en occupant l'église Saint-Bernard à Paris.

L'OCCUPATION DE SAINT-BERNARD, PUIS L'EXPULSION

Le curé de Saint Bernard n'a pas été prévenu, mais pendant toute la durée de l'occupation de sa paroisse, il nous a été d'un grand secours. Ses prises de position allaient dans le sens d'un réglement pacifique de la question. Sa hiérarchie, soucieuse de ne pas rééditer l'expérience de Saint-Ambroise, s'est rangée à ses côtés. Nous avons organisé des réunions de concertation aussi bien avec les paroissiens que les associations de quartiers, qui ont été trés réceptifs à nos problémes. C'est un épisode de la lutte qui nous a beaucoup marqué avec la grève de la faim qui a duré plus de cinquante jours. Au fur et à mesure que la grève de la faim arrivait au quarantième jour, et que les grévistes dépérissaient, la tension dans l'église était à son comble. Cependant l'église ne désemplissait pas. Plus de deux mille personnes par jour. Nous avons été obligés d'instituer un service de garde pour permettre aux occupants de respirer un peu. Au niveau des autorités, il y avait un blackout total. Il était évident qu'ils étaient débordés et ne semblaient pas avoir pris conscience de l'ampleur de la mobilisation en plein mois d'août. Je me suis fait approcher par un émissaire se présentant comme un ami de la préfecture : le marché était simple, une dizaine de cartes de séjour contre le sabordage de l'action que nous menions. Refus catégorique. Et retour à la case départ.

Le débat autour de la question des Sans Papiers a pris une autre tournure. Des voix se sont élevées pour dénoncer le sort qui nous était fait, et surtout réclamer notre régularisation. Les responsables politiques comme Robert Hue (Parti communiste français), des personnalités comme Mme Danielle Mitterrand, veuve de l'ancien Président de la République, sont venus nous rendre visite et nous soutenir. Un ballet médiatique incessant autour de l'autel de l'église Saint Bernard. Puis un silence macabre. Le 23 août 1996, pour la première fois en France, l'État faisait envahir une église en détruisant à la hache les portes, en lançant des bombes lacrymogènes sur des enfants qui venaient à peine de naître, quelques jours plus tôt.

LA SITUATION ACTUELLE, ET LE DéBAT DE FOND QUI A ÉTÉ SOULEVÉ

Avant l'expulsion de Saint-Bernard, le gouvernement a saisi le Conseil d'Etat pour savoir s'il y avait droit à régularisation. Non a reconnu le Conseil d'Etat, mais l'Etat avait toute la faculté de régulariser si cela était son choix.

Aujourd'hui,

contrairement à ce qu'avait promis le Premier ministre.

Voilà la substance de notre détermination. Comment peut-on accepter que les dossiers soient traités de manière arbitraire dans un état de droit ?

Au niveau des dossiers, nous étions 314 au départ. Vingt-quatre (24) étaient déjà en situation régulière. Quatre-vingt-dix-neuf (99) personnes ont reçu des récépissés provisoires de séjour. Vingt-quatre (24) ont été expulsés.

Dans le cadre de cette lutte, nous avons mis en exergue le fait que les lois républicaines nous ont plongé dans la clandestinité qu'elles étaient censé combattre. Notre objectif principal est de dénoncer cet état de choses. Mais en filigrane se pose la question du type de société qui doit prévaloir en France.

Nous ne sommes pas ici par hasard. Nous sommes ressortissants d'anciennes colonies françaises surexploitées au profit de la métropole. Nos parents se sont rudement battus pour la France, pays des droits de l'homme, pour qu'elle soit préservée, avec des pertes en vies humaines innombrables. Mais encore après les guerres, la France en ruines va se tourner vers son empire colonial pour faire migrer des millions de personnes pour deux raisons essentiellement : revigorer l'économie exsangue et revitaliser le taux de natalité.

Les immigrés sont jusqu'ici désignés comme boucs émissaires de toute crise en France, et en Europe d'ailleurs. En s'attaquant aux immigrés, le gouvernement français se rapproche de la politique pronée par le Front national (extrême-droite française), sur fond de racisme et de xénophobie. En fait, la prise du pouvoir par l'extrême-droite dans certaines ville de France (Vitrolles, Marignane, etc.) a engendré un réveil citoyen qui s'est traduit par une très grande mobilisation, tant à Paris au moment du vote de la loi Debré en février 1996 (nouvelle restriction aux droits des étrangers en France), que récemment à Strasbourg, lors du 10ème congrès du Front national. Et cela ne fait que commencer. Il faut que nous nous levions, non pas pour faire une révolution circonstancielle qui durerait le temps que les médias en parlent, mais en profondeur, pour répondre à la question de savoir pour quel type de société nous nous battons.

Egalitaire ou inégalitaire ?

Dans ce contexte, le combat des Sans Papiers doit se prolonger au-delà de l'obtention des papiers, ici, mais surtout dans nos pays d'origine. Quelle politique en matière d'immigration ? Doit-on instituer des quotas ? Quelle serait la finalité d'une quelconque politique migratoire ? Les frontières doivent-elles être ouvertes ? Etc. Autant de questions auxquelles il faut trouver des réponses dans la sérénité.

Les lois Debré sur l'immigration qui viennent d'être adoptées en France, ne pourront pas résoudre le probléme des Sans Papiers. En fait, elles vont engendrer de nouvelles situations dramatiques.

Plus grave encore, elles s'attaquent aux acquis des immigrés en situation régulière, en subordonnant le renouvellement de la carte de séjour de dix ans à l'absence de trouble à l'ordre public. Comment pourra-t-on apprécier cette notion de trouble à l'ordre public ? C'est une atteinte réelle aux droits des immigrés durablement installés en France.

Cependant, elles s'attaquent aussi aux Français en instituant un fichage des personnes hébergeant des étrangers, comme ce fut le cas en 1940 pour les juifs.

Je termine cette présentation de la lutte des Sans Papiers de Saint-Bernard en lançant un appel aux chefs d'état africains d'interpeller les gouvernements occidentaux pour qu'ils prennent en compte l'apport des immigrés, avec ou sans papiers, dans le développement, et de provoquer une concertation avec ces états afin que l'immigré en France, comme ailleurs en Europe, puisse jouir d'un statut serein dans la société.

Vous avez la possibilité de suivre la lutte des Sans Papiers sur le site Internet http://bok.net/pajol qui se trouve ... à San-Francisco aux USA (e-mail : pajol@bok.net), et nous vous invitons à diffuser largement l'appel au boycott d'Air France.

A. Diop