Pas de papiers pour les uns, pas d'âme chez les autres

PAR LE PR LEON SCHWARTZENBERG [débat]


libe du lundi 23 décembre 1996 (Débats).

« Maîtriser les flux migratoires. » La sentence tombe à droite comme à gauche. Plus que la maîtrise des dépenses de santé, qui augmentent chaque année en raison des progrès de la médecine, du vieillissement de la population et de la fragilisation des personnes en situation précaire (le risque de mourir entre 55 et 65 ans est de 17% chez les actifs, de 40% chez les inactifs) ; plus que la maîtrise du chômage, qui en 1990 atteignait 9% de la population active et qui, selon les études prospectives de l'Insee, atteindra 13% en 1998, la maîtrise de l'immigration est réalisée quoi qu'en dise le gouvernement : depuis trente ans, le nombre d'étrangers représente invariablement 6,5% de la population globale.

Dès lors, droite comme gauche se rabattent sur la formule : « immigration clandestine zéro ».

Ce qui représente une double stupidité :

  1. Un grand nombre de ceux qui sont aujourd'hui sans papiers sont entrés régulièrement dans notre pays et ont été « clandestinisés » par les autorités qui leur ont retiré leur carte de séjour.

  2. Aucune frontière n'est infranchissable. La France a 6.000 kilomètres de frontières. Pour essayer de les rendre étanches, il faudrait 100.000 hommes (la police de l'air et des frontières en compte 4.000).

Le nombre de personnes en situation irrégulière, celles qu'on nomme « les clandestins », est variable : pour Jean-Claude Barreau (ministère de l'Intérieur), il est de 500 000 ; pour Gérard Moreau (directeur de la population et des migrations au ministère de l'intégration), il est compris ente 50 000 et 350 000 ; pour le rapport Laurin, il est de 300 000 ; pour Betco (intitution privée), il est compris entre 230 000 et 400 000. Quant au nombre total de travailleurs clandestins, il est évalué en 1995 à 500 000, dont 90% de Français (ce qui a entraîné une évasion fiscale de 200 milliards de francs).

La position des uns et des autres, qui se veut juridique (il y aurait un « vide juridique » - étonnant ce que les nombreuse lois sur l'immigration ont laissé de vides) et humaine (la France est le pays des droits de l'homme), représent en réalité une politique électoraliste dont le but est de ne pas donner de grain à moudre à l'extrême droite. On a ainei abouti ces dernières années à deux viols de l'histoire de France :

  1. Le code de la nationalité, voté en 1993, souhaite voir honoré le choix de la citoyenneté française : deux enfants du même âge, dans la même ville ou le même village, assis sur le même banc de la même école, nés de parents français ou étrangers, sont l'un, français, l'autre « rien » jusqu'à 16 ans, âge auquel il pourra choisir... Le droit du sol est inscrit dans la tradition française : le Parlement de Paris l'a défini au XVIè siècle, confirmé par l'Assemblée constituante en 1791, alors qu'au XIIè siècle déjà le roi Philippe-Auguste déclarait : « L'air de France libère et la terre de France affranchit ». Le 1er janvier 1994, le jour que le droit du sol a été remplacé par le droit du sang, est une date noire dans notre histoire.

  2. Les certificats d'hébergement, imaginés en 1982, obligent aujourd'hui les personnes donnant asile à un étranger à signaler au maire - c'est-à-dire à « balancer » à la police - son départ. Le Conseil d'Etat s'y oppose, mais monsieur le ministre de l'Intérieur oppose « sa conscience » à cet avis juridique. Il faut toujours se méfier des gens qui disent obéir à leur conscience... Le ministre de l'Intérieur a ainsi fait savoir par lettre qu'il avait un « sens de l'humain » et que jamais il n'imaginait pouvoir diviser des familles. Quelques jours plus tard, deux familles étaient séparées : parents d'un côté, enfants, dont certains malades de l'autre : « Je ne séparerai jamais les familles », disait Orgon-Debré.

Certains juges font preuve d'autant d'humanité ; M. Diara Diadé, condamné à deux mois d'internement pour séjour irrégulier, est, dès sa sortie de prison, amené vers un « charter » dans lequel il refuse d'embarquer. Le président de la cour d'appel le condamne à six nouveaux mois de prison pour avoir « osé molester des agents de la force publique et leur avoir imposé ses conditions » (il réclamait seulement ses bagages : il vivait en France depuis dix ans).

C'est maintenant l'allongement de la rétention administrative de vingt-quatre à quarante-huit heures, l'absence d'appel suspensif, la possibilité de garde à vue : ce qui porte à cinq-six jours le temps d'internement ; celui de trouver un avion pour reconduite à la frontière. L'ancien magistrat qui joue le rôle de ministre de l'Intérieur a remplacé le vide juridique par un vide judiciaire.

Quant à ceux qui ont refusé la carte de séjour aux étrangers vivant en France depuis plus de quinze ans sous prétexte de « prime à la fraude », peut-on leur rappeler qu'un crime est justement prescrit dix ans après la fin de l'enquête : on chasse l'étranger travailleur et on accueille le Français criminel.

Quelles solutions apporter ? Pour les uns, la coopération économique avec les pays d'Afrique noire, qui empêcherait les populations de choisir l'émigration. Mais les dépenses prioritaires du développement représentent moins de 10% du montant total du budget de l'Etat, les dépenses publiques plus de 25%. Une grande partie de l'aide est recyclée et transférée à l'étranger par les élites et ne parvient jamais à ses destinataires. 10 à 15% des pots de vin prélevés à l'occasion des marchés publics sont versés directement sur des comptes bancaires ou ailleurs. La fortune du président Mobutu serait équivalente à la dette extérieure du Zaïre : 5 à 8 milliards de dollars. L'ex-président du Mali, Moussa Traoré, a détourné 2 milliards de dollars, montant de la dette extérieure de son pays... D'autres pour maîtriser ces fameux flux ont proposé d'établir les chiffres limites en fonction des différents pays, chiffres appelés « quotas » selon la terminologie utilisée naguère par les Etats-Unis (pays d'immigration) et qu'il serait plus juste d'appeler (selon la terminologie française héritée du gouvernement de Vichy) « numerus clausus ».

La seule solution, humaine, juridique et politique, serait d'envisager la régularisation des sans-papiers. En 1982 leur nombre n'a pas dépassé 160.000. En admettant qu'il soit aujourd'hui de 300.000, cela représenterait, par rapport à la population française, une augmentation de 0,005%. On pourrait ainsi envisager de les régulariser tous les dix à quinze ans, jusqu'au jour où le développement de ces pays empêcherait l'émigration de leurs habitants pour raisons politiques ou économiques. En attendant, la seule véritable coopération économique, se sont les immigrés qui l'assurent eux-mêmes, grâce à l'envoi de fonds gagnés à la sueur de leur front vers leurs familles en Afrique.

Quand, émus par la détresse de ces familles, certains de nos compatriotes leur apportent quelque aide matérielle ou morale, il faut encore que les nantis qui nous gouvernent en soient choqués. Lorsqu'une actrice française, célèbre au théâtre et au cinéma, amenée par une amie à l'église Saint-Bernard, décide de partager quelques jours avec les familles dans la peine, il faudra, après l'expulsion des Africains de l'église à coups de gaz lacrymogènes et de haches, qu'une grande maison de couture lui déclare qu'elle a porté atteinte à son image, qu'à un gala de l'Unicef, où elle était invitée comme marraine, le petit gommeux qui fait office de ministre de la Culture refuse de la voir s'asseoir à côté de lui, et que celle dont les usages veulent qu'on l'appelle la « première dame de France » refuse de la voir siéger à la table d'honneur. Bourgeoisie française, honnie par Flaubert, Gide, Sartre et Bernanos, tu as encore de beaux jours devant toi.

Il est temps de rappeler la phrase de Saint-Just : « Les maheureux sont les puissances de la terre : ils ont le droit de parler en maîtres aux gouvernements qui les négligent ».


Léon Schwartzenberg est professeur de médecine, ancien ministre et président de Droits devant! et Droit au logement ; il s'est associé à la lutte des sans-papiers dès le début.