par Patrick Simon | [débat] |
La politique d'immigration en France court continuellement après le dispositif de contrôle des flux le plus performant. De circulaires en lois sur l'entrée et le séjour des étrangers, un imposant appareil coercitif érige des barrières de plus en plus impénétrables, ou réputées telles, pour filtrer et canaliser les flux migratoires. Dernier avatar de l'écheveau, bientôt inextricable, des dispositions réglementaires raffinant la traque aux « clandestins », le projet de loi Debré déclenche une tempête de protestations dans les rangs de ce qu'il est convenu d'appeler la société civile.
Bien qu'elle se concentre sur le signalement de la visite d'étranger au domicile privé, cette poussée de pétitions offre l'occasion de revenir sur la dérive suivie par la politique d'immigration depuis une dizaine d'année. Le projet de loi Debré ne constitue en effet que la dernière surenchère d'une tendance amorcée dès le début des années 80, qui ont vu s'instaurer les certificats d'hébergement, les visas et toute une panoplie de mesures visant à assurer le suivi des « visiteurs étrangers ».
Les gouvernements successifs, de gauche comme de droite, ont réaffirmé le même principe, qui fonde désormais notre conception de l'intégration à la française : maîtriser (limiter) les flux pour assurer (intégrer) les stocks. l'équation ainsi formée sert de justification au durcissement progressif des conditions d'entrée et de séjour des étrangers. En conditionnant l'intégration des immigrés à la fermeture des frontières, le législateur a sans doute pensé atténuer le caractère profondément liberticide des contraintes imposées à la circulation des étrangers . C'est du reste l'argumentaire que développe une nouvelle fois le ministre délégué à la ville et à l'intégration en réponse aux appels à la désobéissance. Principe de réalité contre romantisme humaniste, en quelque sorte.
Il faudrait pourtant s'interroger sur le bien-fondé d'un axiome qui ne s'appuie sur aucune observation concrète. En quoi l'intégration des immigrés vivant en France dépend-elle de l'étanchéité des frontières ? L'idée centrale de cette théorie suggère que l'afflux de nouveaux migrants (« invasion » dans le vocabulaire d'un ancien président ) aggrave les difficultés sociales des immigrés déjà installés. En favorisant la concentration géographique, le maintien des filières migratoires accentuerait la visibilité de l'immigration dans l'espace public. Enfin, les conflits de voisinage seraient amplifiés par l'installation des familles réunies dans le cadre du regroupement familial. Le sentiment d'une « surpopulation » d'immigrés serait en définitive responsable de la diffusion des conduites et préjugés xénophobes dans la population française.
Les études menées sur l'intégration des immigrés en France démontrent au contraire l'absence de lien direct, dans le contexte actuel, entre l'intensité des flux migratoires et les modalités de l'intégration. Depuis la réduction des entrées de migrants décidée en 1974, les flux se situent à des niveaux relativement bas et ne gonflent qu'à la marge les effectifs d'immigrés. Autour de 100 000 entrées annuelles dans une population de 58 millions d'habitants ne peuvent provoquer cette impression d'envahissement dénoncée par notre personnel politique. Même au niveau local, l'incidence des nouvelles arrivées reste trop diluée pour justifier l'exaspération de Français submergés par la masse. N'en déplaise aux adeptes des relations mécaniques, la pression migratoire n'est pas responsable de la montée de l'intolérance à l'égard des immigrés.
En fait, les tensions se produisent le plus souvent en réaction au déroulement du processus d'intégration. Les familles immigrées d'installation ancienne en France connaissent une mobilité résidentielle les conduisant hors des cités de transit ou des immeubles insalubres qu'elles occupaient jusqu'à présent. Elles se distribuent alors dans les quartier d'habitat social et les zones en transition urbaine, où elles impriment leur marque sur le fonctionnement de l'espace collectif.
Leur intégration étant déjà très avancée, elles participent à leur manière à l'animation de la vie locale, ce qui accroît la perception de leur altérité. Les conflits entre Français et immigrés ne résultent donc pas de l'apport d'une migration trop récente, ils traduisent l'émergence d'une demande de reconnaissance sociale émanant des fractions les plus intégrées de la population immigrée. Répondant à ces aspirations à la légitimité du devenir sur le territoire français, la volonté de fermeture des frontières claque comme un refus.
L'impératif de maîtrise des flux à en effet pour corollaire une lutte déterminée et particulièrement répressive contre l'immigration clandestine. là encore, les gouvernements successifs ont cru endiguer la dérive xénophobe en exploitant la figure du clandestin comme repoussoir. Désignés à la vindicte, les « irréguiliers » devraient servir de caution à l'intégration des « bons immigrés ». Las ! Le procédé s'est implacablement retourné contre ceux qu'il prétendait protéger.
La limite entre clandestins et réguliers n'a cessé de se déplacer, rendant brutalement illégitimes des franges toujours plus nombreuses d'étrangers vivant en France. Pis encore, la stigmatisation du clandestin a jeté le soupçon sur l'ensemble des immigrés, devenus des délinquants en puissance. Les représentations collectives coïncidant rarement avec les classifications administratives, tout immigré est devenu un « clandestin » potentiel, avec une prédilection pour le voisin qui dérange. Quoi de plus ressemblant, en effet, à un clandestin qu'un immigré bénéficiant de papiers de séjour et qui, fort de son droit à vivre en France, participe avec ses spécificités culturelles à la vie sociale ? Il s'agissait de désamorcer la spirale raciste en érigeant la légalité en garantie de légitimité ; on a réussi à précariser tous les immigrés.
Les conséquences pratiques de la lutte contre l'immigration clandestine viennent aggraver le bilan. L'obsession de la fraude s'est emparée du législateur, qui ajuste sans relâche l'appareil juridique d'exception s'étend aux frontières de notre droit, amenuisant de jour en jour nos libertés. L'idéologie de la fermeture génère un dérapage constant vers une zone de non-droit, circonscrite pour l'instant à tous ceux qui évoluent dans les interstices de la réglementation du séjour des étrangers, mais dont la liste des catégories concernées ne cesse de s'allonger. Etrangers sans papiers, conjoints de Français, enfants d'étrangers nés en France, qui sait où s'arrêtera l'énumération ?
Les dispositions du projet de loi Debré sont apparues d'autant plus inacceptables qu'elles ravivent des souvenirs que notre mémoire collective s'efforce d'exorciser. Elles s'inscrivent cependant dans une lente dérive de la politique d'immigration, où l'idéologie de la fermeture prime sur toute autre considération.
Le prix à payer pour entretenir l'illusion d'une étanchéité des frontières s'alourdit chaque jour. Il touche en premier lieu les populations immigrées en obérant leurs possibilités de circulation dans l'espace transnational, puis en sapant leur légitimité à vivre en France. Par extension, il concerne maintenant tout le monde, ce qui explique l'ampleur de la mobilisation contre le projet actuellement en discussion. Mais un simple recul du gouvernement ne lèvera pas l'hypothèque que fait peser l'idéologie de la fermeture sur l'intégration des immigrés. Fonctionnant comme une métaphore, le « restrictionnisme » pratiqué par la politique d'immigration invite au repli sur une identité nationale mortifiée dans laquelle les immigrés, même réguliers, ne trouvent pas leur place.