PAR PATRICK WEIL * | [débat] |
Pourquoi n'y-a-t'il pas eu de débat sur l'immigration entre les trois principaux candidats au cours de la campagne du premier tour ? Un débat sur ce sujet n'eût pas été à coup sûr, en soi, une bonne chose : dans le passé, l'utilisation de l'immigration à des fins électorales a souvent eu pour seule conséquence de nuire aux droits des immigrés et à leur intégration. Aujourd'hui pourtant, l'absence de débat n'est malheureusement pas le signe d'une maturité conquise par les responsables politiques, plutôt celui de leur aveuglement. L'aveuglement a consisté à croire que les lois de 1993 et la méthode Pasqua avaient « résolu le problème ». Même à gauche, Lionel Jospin a implicitement accepté l'idée que rien d'autre ne pouvait être envisagé de profondément différent : il a semblé croire que le choix était entre le désordre et l'injustice et a choisi l'ordre et la sécurité, droit légitime du citoyen, peut-être à contre-coeur, mais au prix de l'injustice.
Las ! Le score que vient de réaliser Jean-Marie Le Pen, seul candidat à avoir fait de l'immigration et du départ de 3 millions d'étrangers l'axe principal de sa campagne, montre que la suspicion dont souffrent les uns peut aussi s'accompagner du maintien, voire du développement chez d'autres de l'insatisfaction à l'égard d'une politique de l'immigration pourtant répressive. En fait, si les lois Pasqua tiennent encore, sans que rien de visible ne soit altéré en elles, ce n'est plus guère que par leur présence. Leur avenir est secrètement épuisé. Et le mélange explosif qu'elles ont créé, constitué par ces sentiments d'insécurité et d'injustice, ne se laissera pas désamorcer par l'inaction ou la temporisation.
Cette situation est d'abord le produit de la distance, jamais réduite depuis vingt ans, entre les discours tenus par les responsables politiques et leurs pratiques. La France a interrompu, en 1974, l'entrée de nouveaux travailleurs immigrés. Depuis, chaque année, eu égard à sa Constitution, ses obligations internationales, ses valeurs et ses intérêts, 100 à 120.000 ressortissants de l'Union européenne, conjoints de Français, familles d'étrangers en situation régulière, réfugiés politiques tels ou travailleurs spécialisés sont autorisés à s'y installer.
Or, depuis 1974, aucun responsable politique n'a osé afficher devant l'opinion publique cette distinction essentielle entre une immigration autorisée, limitée et contrôlée, largement inférieure en nombre au flux des années 70, et l'immigration illégale. Au contraire, la gauche au pouvoir a, sans courage, continué d'affirmer l'objectif de « l'arrêt de l'immigration », impossible à réaliser, à moins de violer les textes fondamentaux de notre République ; elle a ainsi contribué à l'émergence du Front national et préparé la légitimation des lois Pasqua.
Car l'immigration nouvelle, légale ou illégale d'ailleurs confondue, a tendance à se regrouper, par exemple en région parisienne, dans certaines communes ou quartiers à la présence étrangère souvent déjà importante. Or, comment peut réagir à ce phénomène un habitant de ces quartiers qui a entendu ou cru le discours de « l'arrêt de l'immigration » ? Il pense logiquement que la police et l'Etat sont inefficaces, que les responsables politiques mentent, et en tire alors les conséquences que l'on imagine. Pour tenter de le satisfaire, M. Pasqua a, avec « l'immigration zéro », poussé à l'extrême le discours de la gauche, en développant à l'égard de l'immigration légale la statégie de la répression que celle-ci n'avait adoptée qu'à l'encontre de l'immigration illégale. Là, réside la nouveauté de la politique de M. Pasqua : depuis 1993, sous prétexte de lutter contre la fraude, il fait du chiffre en freinant par tous les moyens l'installation légale d'étudiants, de familles ou de conjoints de Français. Du coup s'est développé un climat de suspicion et de délation, par exemple à l'égard de futurs couples franco-étrangers tout à fait légitimes, indigne d'un Etat de droit. Mais la stratégie de la « répression tous azimuts » qu'il a adoptée à d'autres effets négatifs. Le ministre de l'Intérieur de De Gaulle à la Libération disait qu'« un excès de répression énerve la répression ». En effet, les policiers ne peuvent pas tout faire : mobilisés pour contrôler ou arrêter tout à la fois des étudiants, des familles, des époux, des travailleurs illégaux et des délinquants, ils vont souvent aux plus faciles et aux moins dangereux. Bref, les résultats les plus spectaculaires de M. Pasqua ont été davantage obtenus, par des moyens contestables, à l'égard d'immigrés légitimes, tandis que la lutte contre les illétaux les plus dangereux a été, faute de ressources, peu efficace. On comprend donc que ces résultats ne soient perçus sur le terrain ni comme une victoire de la liberté ni comme celle de la sécurité. En fait, cet echec sonne le glas d'une stratégie tout entière organisée autour de la répression, et poussée depuis deux ans jusqu'aux limites de l'Etat de droit.
Il n'y a que deux au-delà possibles aux lois Pasqua : le projet de Le Pen et l'invention d'une autre politique qui puisse satisfaire tout à la fois le souci du contrôle des flux migratoires et celui du respect des libertés publiques.
Qu'on ne croie pas cela impossible. L'innovation est demandée et espérée par tous les acteurs de la politique de l'immigration ; par les associations de défense des immigrés bien sûr, mais aussi par de nombreux responsables des étrangers dans les préfectures qui condamnent la méthode des coups, souvent ratés, tout à la fois contre-productifs et attentatoires aux droits de l'homme. Tous conviennent que le contrôle total des flux est impossible et que la seule répression est inefficace.
L'innovation est possible dès lors que l'on choisirait de s'attaquer d'abord aux sources de l'immigration illégale plutôt qu'à ses effets : chacun sait bien qu'il y aurait peu d'immigration illégale sans offre de travail dans les secteurs économiques de l'agriculture, du BTP, des services(hôtellerie, restauration) et de la confection. Alors, puisque la lutte contre le chômage est une priorité, il est tout à fait surprenant que l'assèchement progressif du marché du travail irrégulier dans ces quatre secteurs, par une politique de prévention économique, seule stratégie qui puisse contribuer à la création d'activités légales, ait été jusque-là totalement négligée. Une négociation doit être entamée entre les syndicats professionnels de ces secteurs et les différentes administrations et institutions concernées. Tout doit être envisagé exonération de charges, possibilité de cumuler de façon simple indemnité de chômage ou de stage et rémunération de travail saisonnier pour que les employeurs aient intérêt à offrir ces travaux à des chômeurs, à des jeunes, à des étudiants, plutôt qu'à des illégaux. Et s'il faut pour cela briser des tabous et des réglementations, eh bien il est emps de le faire. Dans certains cas, on devra faire appel à des saisonniers étrangers comme cela se produit de moins en moins en France dans l'agriculture et de plus en plus avec succès en Allemange dans tous les secteurs. Et quand les accords auront été passés avec les partenaires concernés, la répression pourra alors frapper avec plus d'efficacité les employeurs encore contrevenants.
Il est également nécessaire de mieux coordonner entre ministères les relations de la France avec les Etats d'où sont originaires les éventuels contrevenants. La principale cause de l'échec des mesures de reconduite est connue : le fait que quelques Etats d'origine ne coopèrent que très difficilement à la reconnaissance de leurs ressortissants. Dans ce domaine, une bonne coopération internationale est beaucoup plus efficace que toute mesure de police.
Il faut enfin éviter d'utiliser les forces de police à contre-emploi, par exemple pour lutter contre les mariages frauduleux. Dans la législation précédente, un étranger qui se mariait avec une Française obtenait immédiatement une carte de séjour de dix ans et un an après, la nationalité française. La gauche qui avait combattu pour la désacralisation du mariage avait continué de le juger sacré, exagérément, dans un seul cas, celui du mariage avec un étranger. Pour supprimer la majeure partie des fraudes, il suffirait simplement de n'accorder après le mariage qu'une carte d'un an renouvelable une ou deux fois sur la preuve de la communauté de vie. Le contrôle serait ainsi objectif et la police, si choquant, de l'acte de mariage lui-même.
Alors, la répression, combinée avec les autres éléments de l'action jusque-là négligés, pourra se fixer prioritairement sur la partie vraiment délinquante de l'immigration illégale.
Aucune innovation dans l'action ne pourra toutefois faire l'économie de la vérité. Il est urgent d'oser dire clairement que l'immigration ne sera jamais complètement arrêtée ; que, contrôlée, elle restera ouverte, par respect pour nos valeurs et nos intérêts, de façon limitée, aux familles, aux époux, aux réfugiés et à quelques milliers de diplômés qualifiés. Rien n'a plus favorisé la montée du sentiment d'insécurité que l'absence de franchise sur la réalité du faisable et de l'infaisable des politiques dans un Etat de droit. L'immigration n'est pas un problème du passé, c'estsurtout un enjeu majeur et complexe de l'avenir. Il est donc temps de lui accorder le courage qui lui est nécessaire et la priorité qu'elle mérite.