Entretien avec Patrick Weil


lemonde du 16 janvier 1996 "Les grands entretiens"
 
L'utilisation recurrente du theme de l'immigration dans le debat politique a coincide, depuis une douzaine d'annees, avec la montee de l'extreme droite. A l'inverse, le silence des candidats, de gauche comme a droite, lors de la derniere campagne presidentielle, n'a pas empeche JM Le Pen d'obtenir 15,3% des voix. Dans ce contexte, faut-il encore parler publiquement de l'immigration ?

Depuis 1974, date de l'arret de l'immigration de travail, l'immigration a ete geree de maniere tres differente selon les periodes : JM Le Pen n'evoquait meme pas la question dans sa plate-forme pour l'election presidentielle de 1974. A la fin des annees 70, Valery Giscard d'Estaing a tente le retour force' de cinq cent mille Algeriens installes en France.
Puis la gauche, apres 1981, a pris un parti inverse, en regularisant cent trente mille etrangers en situation irreguliere.
En 1984, l'opposition droite-gauche sur ce sujet a laisse la place a un consensus : la loi sur la "carte de dix ans", qui garantit la perennite du sejour aux etrangers, a ete votee a l'unanimite, et la gauche a rallie le theme de la lutte contre les illegaux. Mais les controverses sur l'immigration ont ensuite repris de plus belle jusqu'en 1993.
Gauche et droite ont alors pris conscience que dix-neuf ans d'affrontement sur le sujet n'avaient profite a aucun des deux camps, et elles ont cesse d'en faire un theme prioritaire de campagne. Le sommet de ce consensus a ete la campagne presidentielle de 1995, lorsque M. Jospin a promis qu'il n'abrogerait pas les lois Pasqua mais ne ferait que les retoucher.

Pourquoi ce changement de tactique, double d'un renforcement de la repression, n'a t-il pas abouti au declin du Front National ?

Certes, le FN ne tire pas uniquement sa puissance de l'utilisation de l'immigration. Mais ce theme n'a pas cesse de fournir a M. Le Pen son principal cheval de bataille et l'une de ses propositions les plus radicales : le renvoi organise de la totalite des immigres non europeens, non seulement les illegaux mais tous ceux qui sont en situation reguliere en France depuis de tres nombreuses annees.
Les sondages montrent que la proportion de Francais approuvant les propositions du FN sur l'immigration - plus de 30% - est largement superieure a celle de ses electeurs. On ne peut donc pas negliger la convergence d'une demande de l'electorat et d'une offre politique representee par le discours du FN.

Comment demonter le discours de l'extreme droite sur l'immigration ?

La gauche comme la droite ont ouvert deux boulevards au Front National. D'abord, parce qu'aucun responsable politique n'a ose dire la verite sur la politique de la France dans ce domaine. Tous les gouvernements ont repete que l'immigration ete arretee, que l'on allait vers "l'immigration zero". La realite est que, depuis 1974, la seule categorie d'etrangers dont l'immigration a ete stoppee est celle des travailleurs non-europeens non qualifies.
Mais l'immigration legale reste ouverte aux epoux et epouses de Francais, aux familles des etrangers en situation reguliere, aux refugies politiques, aux Europeens et aux travailleurs qualifies, soit au total entre quatre-vingts mille et cent vingt mille entrees par an.
Les habitants de cites populaires qui entendent le discours officiel sur "l'arret de l'immigration", alors qu'ils voient arriver de nouveaux immigres peuvent donc legitimement penser : ils nous mentent, seul le FN dit la verite.

Ce mecanisme pervers a contribue a ouvrir le second boulevard : faute d'avoir le courage de dire la verite sur les flux, tous les gouvernements ont essaye de "stopper l'immigration" par tous les moyens. La gauche s'est surtout attaquee a l'immigration illegale. M. Pasqua, lui, a ajoute des restrictions tous azimuts a l'immigration legale. Il a cherche a reduire au minimum le nombre de mariages "mixtes", de regroupements familiaux, d'etudiants, de refugies. Non seulement il a contribue a remettre en cause des libertes publiques, mais il a mobilise la police pour interpeller des etudiants, des familles, des personnes mariees, au detriment de l'expulsion de la tres petite minorite d'etrangers en situation irreguliere la plus dangereuse, les trafiquants de drogue par exemple. Si ces derniers sortent de prison et, au lieu d'etre interpelles, retournent dans leur quartier, vous pouvez imaginer la reaction des habitants. Ainsi, la perception d'une augmentation de l'insecurite se developpe en meme temps que les mises en causes des libertes.

Peut-on sortir de ce cercle vicieux ?

Beaucoup de responsables estiment qu'en politique toute verite n'est pas bonne a dire. A propos de l'immigration, c'est la verite qu'il est urgent de dire. Le mensonge sur "l'immigration zero" ne peut qu'engendrer de l'insatisfaction. On laisse ainsi a Le Pen le soin de dire une partie de la verite. Il melange une petite part de verite et beaucoup de mensonges. Les gens percoivent la part de verite et y assimilent les mensonges, par exemple sur l'enorme nombre de clandestins. C'est ainsi que son discours mensonger peut apparaitre legitime.

Cent mille etrangers par an, est-ce trop ? La France peut-elle accueillir de nouveaux immigres ? En a-t-elle besoin ?

On ne peut plus poser la question comme cela. Si, demain, un Francais qui lit ce journal [ce post :)] se marie avec une etrangere, il doit avoir le droit de vivre avec elle ! Si, demain, des gens dont les libertes sont menacees frappent a la porte de nos ambassades, la France respectera le droit d'asile. Les chiffres de l'immigration ont atteint le niveau le plus bas compatible avec le respect de notre Constitution, les conventions internationales et nos libertes fondamentales. Chaque annee, cent millions d'etrangers au total franchissent nos frontieres. Parmi eux, soixante-dix millions sont des touristes et seulement cent mille sont des immigres legaux, dont on oublie trop souvent de comptabiliser le flux des departs, evalue entre vingt mille et cinquante mille. Le flux net legal tourne donc autour de soixante mille personnes par an. Dans le debat actuel au Congres americain sur l'immigration, les partisans des restrictions maximales plaident pour cinq cent mille entrees, soit l'equivalent de cent mille en France.

S'il on admet la necessite d'un certain flux d'immigration, ne serait-il pas logique de defendre l'idee de quotas annuels d'entree ?

L'installation de quotas en France supposerait la creation d'une administration supplementaire et la definition de criteres de choix. Il serait plus simple de laisser les entreprises, les universites, preselectionner les etrangers dont elles ont besoin en cooperation avec l'administration. Un debat aurait auparavant fixe les besoins de l'economie. La situation des etudiants etrangers exige, elle aussi, une approche nouvelle. Il faudrait changer la pratique francaise qui consiste a en former, puis a chercher a les renvoyer dans leur pays. Ce discours protectionniste enrobe d'un alibi tiers-mondiste - ne pas prendre les cerveaux du tiers-monde - correspond a l'interet des corporations medicales et enseignantes.
Mais la realite est autre : un etudiant brillant qui n'obtient pas de papiers en France ira s'installer en Grande-Bretagne, en Allemagne ou aux Etats-Unis. Il sera alors perdu aussi bien pour son pays que pour la France : l'inverse du resultat recherche. Nos lycees et colleges recruteront dans le meme temps des auxiliaires dont la qualification n'est pas toujours verifiee. Pourquoi ne pas ouvrir les concours de l'agregation et du Capes aux etudiants etrangers ? Ceux qui les obtiendraient pourraient se voir offrir une double embauche debouchant sur une forme nouvelle de cooperation : ils exerceraient leur metier alternativement dans leur pays et en France. Apres tout, des cooperants francais font la meme chose en sens inverse.

En depit du chomage, beaucoup d'etrangers sans qualification et sans papiers trouvent du travail en France. Faut-il regulariser ou expulser ?

Il est legitime que, dans une periode de chomage, on ne cherche pas a faire venir des etrangers non qualifies. Il faudrait au contraire inciter des chomeurs a investir le marche du travail actuellement occupe par des etrangers irreguliers. Chacun sait qu'ils exercent les metiers les plus ingrats dans quatre secteurs : l'hotellerie-restauration, l'agriculture, la confection et le batiment-travaux publics.
On devrait permettre a un chomeur touchant le RMI ou les Assedic de travailler a temps partiel dans un restaurant ou dans une exploitation agricole. Cela passe par des accords proposant des alternatives avantageuses aux patrons qui embauchent des irreguliers. La seconde mesure a prendre consiste a l'organisation du travail saisonnier des etrangers. Les Allemands le font alors que la France a prefere diminuer l'immigration saisonniere, quitte a creer les conditions d'une migration totalement illegale. On ne repete pas assez qu'emigrer est toujours douloureux. Plutot que de se deraciner definitivement, beaucoup d'etrangers des pays pauvres prefereraient travailler six mois par an en France puis retourner chez eux afin de faire vivre leur famille au pays.

La France a-t-elle la capacite d'integrer une immigration maintenue, alors que le "modele francais" d'integration montre ses limites ?

Historiquement, le facteur decisif d'integration a toujours ete l'emploi. On aurait pu penser que la progression persistante du chomage depuis vingt ans mettrait en cause ce processus traditionnel. Or l'etude de l'INED et de l'Insee menee sous la direction de Michele Tribalat montre que les indicateurs de l'integration comme les mariages "mixtes" et la pratique de la langue francaise sont excellents.

L'itineraire de Khaled Kelkal, fils d'ouvrier algerien completement laicise, ne conduit pas a temperer votre analyse ?

Imaginons que 1% de la population musulmane refuse l'integration en France. Cela ne permettrait de tirer aucune consequence sur l'integration des 99% restants. Selon les exemples choisis, on peut montrer que l'integration est impossible ou qu'elle s'accomplit bien. La realite est que les deux phenomenes sont a l'oeuvre. Que l'on se refere aux evenements de la seule annee 1937, au cours de laquelle quinze attentats politiques ont ete commis par ou sur des etrangers, dont trois assassinats et sept depots ou explosions de bombes !
Dans les annees 30, un president de la Republique a ete assassine par un Russe et un ministre des affaires etrangeres par un Yougoslave. Recemment, des actes de terreur ont ete commis aux Etats-Unis par des Americains. Il faut gerer ce genre de risques sans les relier en permanence a l'immigration. On ne peut pas tirer de l'affaire Kelkal plus de lecons que de ces evenements.

Tous les gouvernements justifient la lutte contre l'immigration illegale par la necessite d'assurer l'integration des etrangers en situation reguliere. Que pensez-vous de cette rhetorique ?

C'est un argument dont je ne comprends pas le sens. Aujourd'hui, pour soi-disant faciliter l'integration, on empeche les mariages "mixtes" et les regroupements familiaux. Le fait d'empecher l'exercice des droits de la personne humaine contribue a freiner l'integration. Dans l'histoire des politiques d'immigration, chaque fois qu'on a cherche a restreindre injustement les droits des etrangers reguliers, on a leur solidarite avec les irreguliers. Quand les frontieres entre legalite et illegalite s'estompent, les droits de l'homme, mais aussi la securite, reculent.

le cadre laique francais vous semble-t-il etre toujours adapte a la gestion de problemes presentes de plus en plus comme "communautaires" ?

La reussite a terme de l'integration des generations actuelles de jeunes issus de l'immigration dependra de deux facteurs : leur acces au marche de l'emploi et une meilleure gestion politique de leurs revendications identitaires. La France peut aisement se retrouver dans sa tradition republicaine, a condition que cette conception ne soit pas falsifiee pour justifier l'interdiction de toute manifestation d'identite collective. N'oublions pas que le "modele francais" d'integration resulte d'un compromis entre le principe de la laicite et l'exercice de droits identitaires. Il n'interdit pas les regroupements par religion, par communaute d'origines ou par couleur de peau. Simplement, il ne leur reconnait aucun droit particulier. Il est donc liberal puisqu'il garantit a chaque individu le droit de se prevaloir d'une appartenance, sans pour autant l'y contraindre comme le systeme americain.
Si, par phobie de l'islam, on reinterprete cette tradition pour l'utiliser de facon integriste a l'encontre de l'exercice des droits legitimes des musulmans de France, on va renforcer le sentiment de rejet et faire pencher la balance du cote de ceux qui, chez les musulmans, refusent l'integration. Il existe en France des "cathos-laiques" qui utilisent la laicite pour defendre l'exclusivite du compromis republicain au seul benefice du culte catholique. La tradition republicaine permet, je dirais meme exige, au contraire, que nous fassions des efforts pour integrer la religion musulmane dans le cadre general de la laicite.

(c) Le Monde


Patrick Weil est directeur de recherche en histoire au CNRS et chargé d'une mission interministérielle (juin 97)