Nord-Sud : la vraie dette

par Kofi Yamgnane [débat]


lemonde du vendredi 13 septembre 1996 (Horizons-débats).

L'IRRUPTION des « sans-papiers » dans la vie politique française a suscité bon nombre d'articles et de réflexions sur le sens même de la présence en France de Maghrébins, de Vietnamiens, de Maliens, de Sénégalais...

Comment justifier leur présence en France sans revenir sur l'histoire, dont la connaissance devrait être pour chaque Français le minimum qu'il n'est pas permis d'ignorer ? Les migrations ont existé dès la préhistoire, et la France est devenue un carrefour de peuples dès l'Antiquité. Les Européens eux-mêmes furent de grands migrateurs : la curiosité pour certains, le désir de conquête pour d'autres, le plaisir du voyage et de la rencontre, le besoin d'emploi lors de la révolution industrielle...ont conduit les Européens chez les Africains, les Asiatiques et les Indiens d'Amérique.

L'âpreté du gain de beaucoup d'Européens de l'époque a poussé à la conquête et à l'exploitation des continents dominés. D'abord par l'esclavage, qui a « exporté  » 150 millions d'Africains vers l'Amérique via l'Europe et qui a fait des ports de Bordeaux, La Rochelle, Nantes et Saint-Nazaire les plus riches du continent européen.

Ensuite, la domination s'est poursuivie par une colonisation féroce, véritable pillage organisé des continents conquis. L'or, le diamant, le pétrole, l'uranium, la bauxite et d'autres minerais, le bois, le café, le cacao, les épices, ont permis l'essor de la France et de l'Europe, y compris dans la fabrication des armes, qui vont permettre aux Européens de s'entretuer, depuis Napoléon jusqu'à la dernière guerre mondiale. Du reste, Français et Britaniques ne sont-ils pas allés chercher leur chair à canon dans leurs empires respectifs ?

Des hommes sont venus mourir ici dans des conflits qui n'étaient pas les leurs. Et, pourtant, ils étaient là ! Faut-il rappeler que les envahisseurs, ce n'était pas eux ? C'est par la souffrance endurée, c'est par les armes et par le sang versés ici par ces millions d'hommes et de femmes que leurs descendants ont acquis le droit de vivre sur la terre de France, pourvu qu'ils en respectent les lois.

Les entreprises françaises, allemandes, britaniques, etc., sont allés chercher une main-d'oeuvre bon marché pour relancer l'économie européenne après la deuxième guerre mondiale : mines de charbon et de sel, usines sidérurgiques et textiles, construction de logements, d'autoroutes, de voies de chemin de fer.

Oui, mais la France, royaume, empire ou République, avait besoin d'eux ! Maintenant, elle n'en veut plus ! La situation économique est devenue difficile, et beaucoup de « Français de souche » sont au chômage. Alors ? Alors, répondent ceux qui ont toujours une solution simple, il faut virer les étrangers ! Ils n'ont qu'à rentrer chez eux ! Leurs frères ont besoin d'eux pour développer leur pays d'origine ! En contrepartie, bien sûr, la France est sans doute prête à accueillir en retour tous ses citoyens vivant à l'extérieur.

Tous les arguments sont bons pour justifier une xénophobie qui monte. La France officielle chasse ses « sans-papiers » au besoin en les délogeant d'une église à coups de hache. Ce n'est pas au nom de la République que la France de Jacques Chirac ferme ses frontières. C'est au nom du poids de l'histoire : la France n'a fermé ses frontières qu'aux peuples du Sud. C'est leur « condition de peuples colonisés, dominés, vendus et achetés, méprisés pendant des siècles, qui leur vaut la saute d'humeur raciste qui flatte les fantasmes du Français moyen. C'est leur « infériorité » liée à leur race, à leur religion ; c'est la crainte de la contagion de la France clean par la misère, « le bruit et l'odeur » des peuples du Sud, qui leur valent le mépris et la violence.

La République façonne en permanence un creuset permettant l'accueil de l'étranger : liberté, égalité, fraternité, laïcité, responsabilité. Comme le creuset est éminemment évolutif, il arrive à la République de ne plus reconnaître sa France : l'apport de l'étranger fait évoluer le creuset. C'est grâce à la loi républicaine que la France se métisse chaque jour un peu plus. Malgré l'obsédé Le Pen et ses fanatiques militants, le couscous est devenu un plat national, le jazz contribue à créer une image nouvelle et jeune de la France, les créations artistiques et littéraires, les exploits sportifs et le travail plus obscur mais efficace des travailleurs immigrés, de l'ouvrier à l'ingénieur, de l'aide-soignante au médecin, enrichissent chaque jour le pays.

En République, les diversités d'appartenance peuvent être dépassées, et ce n'est pas un foulard islamique à l'école, pas plus qu'un polygame reconnu à Sarcelles, qui la fera chanceler.

L'immigration zéro est un leurre dangereux. L'image d'une France riche, véhiculée par nos chaînes de télévision promptes à vendre leurs productions aux pays du tiers-monde, ne peut que favoriser un flux migratoire qu'il s'agit de contrôler en fonction de nos besoins, au service d'une coopération active avec les pays de départ. Il s'agit de définir clairement une politique d'immigration.

Il est trop tard pour croire ou pour faire croire que la France peut vivre sans les autres. Les métissages, raciaux, culturels, sont notre avenir, n'en déplaise aux facistes, grands ou petits. Le respect de la loi républicaine autorise tout individu à vivre ici.

Ou alors, il faudra savoir assumer notre histoire et payer la dette : des voix de plus en plus nombreuses s'élèvent en Afrique et dans le monde noir pour le dire.


Kofi Yamgnane, ancien ministre, est président de la Fondation pour l'intégration républicaine.