Journal de 13h sur France-Inter le 7 août 1996 | [collège] |
Frédéric Carbonne : [...] Le gouvernement réaffirme sa volonté de lutter contre l'immigration clandestine sous tous ses aspects. Jean-Louis Debré réaffirme que la politique des « charters » continuera. Interrogé sur cette note de gendarmerie demandant de sélectionner de préférence des Tunisiens et des Maliens pour les expulser, le Ministre de l'Intérieur répond que ces expulsions doivent se faire dans la dignité. Quant à la traque des employeurs de ces travailleurs clandestins, elle s'effectuera par l'intermédiaire de nouveaux services de police, l'OCRIEST, directement rattachés à l'ancienne police des frontières. Pendant ce temps, les sans-papiers de l'église Saint-Bernard poursuivent leur mouvement de grève de la faim, et ils manifestent cet après-midi sur le parvis des Droits-de-l'homme au Trocadéro. Avec vous, Cécile Dumas, le rappel de cette lutte déterminée qui dure depuis quatre mois maintenant :
Cécile Dumas : Le 18 mars dernier, trois cent cinquante Africains occupent l'église Saint-Ambroise. Ils demandent la régularisation de leur situation administrative. C'est le début du mouvement des sans-papiers. Avec les associations qui les soutiennent, ils dénoncent les mécanismes des lois qui ont fait d'eux des clandestins, des étrangers en situation irrégulière, alors qu'ils vivent et travaillent en France depuis plusieurs années. Ils sont donc déterminés à obtenir gain de cause, et maintiennent leurs revendications de refuges en refuges. Expulsés de Saint-Ambroise, ils se retrouvent au gymnase Jappy, puis à la Cartoucherie de Vincennes, qu'ils quittent pour les anciens entrepôts SNCF de la rue Pajol. Fin juin, le Ministère de l'Intérieur régularise la situation de 48 adultes. Mais ceux qui demeurent sans papiers poursuivent leur lutte. Parmi eux, une quinzaine d'Africains s'installent dans un local de l'église Saint-Hippolyte, et huit entament une grève de la faim. Ils arrêtent leur mouvement le 19 juillet après avoir reçu, disent-ils, des assurances sur la régularisation d'un grand nombre de cas. Les autres sans-papiers trouvent refuge à l'église Saint-Bernard, où ils sont toujours plus de deux cent cinquante. Dix d'entre eux font la grève de la faim depuis trente-quatre jours. Tous ont reçu une invitation à quitter le territoire avant début août, et ils vivent désormais dans la crainte d'une expulsion.
F. Carbonne : Avec nous dans ce studio l'Amiral Sanguinetti qui fait partie du collège des médiateurs mis en place quasiment dès le début du mouvement. Bonjour Amiral Sanguinetti.
Amiral Sanguinetti : Bonjour...
F. Carbonne : Vous vouliez, disiez-vous, au début de l'installation de ce collège régler ces cas sans tumulte médiatique, et en collaboration avec le gouvernement. Aujourd'hui, plus de trois mois après, ou plus de quatre mois après, où en êtes-vous ? Vous avancez, ou vous avez l'impression...
Amiral Sanguinetti : Et bien, nous en sommes à la constatation qu'il n'y a eu AUCUNE collaboration avec le gouvernement. On a reçu bien sûr des délégations de médiateurs à plusieurs reprises à Matignon. Mais ça s'est terminé bien sûr aussi sur un fiasco puisque, alors qu'une délégation des médiateurs était reçue à Matignon, on avait déjà sorti sans les prévenir, et on ne leur en a pas parlé dans cette entrevue, le communiqué du Ministre de l'Intérieur qui nous mettait..., qui nous déboutait totalement, voyez. Je voudrais aussi rectifier un chiffre. Bon euh... En fait, parmi les gens de Saint-Ambroise initialement, il n'y a que 22 qui ont été régularisés. Les autres sont des régularisés d'autres mouvements, qui ont lieu... Parce qu'il y a des mouvements dans toute la France, voyez. Par conséquent, c'est vraiment une infime minorité, et nous ne comprenons pas cet acharnement du gouvernement, dans une affaire qui concerne quand même, qu'on le veuille ou pas, la réputation de « pays des droits de l'homme » de la France. Ces gens sont des gens parfaitement responsables, parfaitement instruits, dont soixante pour cent vivent ici, vivent en France, depuis avant les lois Pasqua, et ont été finalement clandestinisés PAR les lois Pasqua. Aucun d'entre eux n'est un clandestin.
F. Carbonne : C'est des sans-papiers. C'est ce qu'ils disent toujours. Ils ne veulent pas être appelés clandestins, ce sont des sans-papiers.
Amiral Sanguinetti : Ils ne sont pas des clandestins. Ce sont des gens qui sont privés de papiers à cause des lois Pasqua survenues bien après leur entrée en France pour certains d'entre eux, voyez. Par conséquent la situation est curieuse. Ce qui nous semble curieux aussi, c'est le refus gouvernemental de nous recevoir correctement. Nous avons écrit au Président de la République qui nous a répondu par une fin de non-recevoir en quatre lignes. Alors que, par ailleurs, il en recevait d'autres, ou il leur répondait par des lettres assez étendues, voyez. Donc hier, par exemple, le Ministre de l'Intérieur nous a proposé de venir le voir aujourd'hui, mais à la condition expresse que ça soit simplement pour nous exposer SON point de vue sur la décision qu'il a prise il y a un mois, bon. Ça n'a plus aucun sens actuellement ! Nous lui avons répondu que nous viendrions volontier, à condition de pouvoir être accompagnés par deux des délégués, extrêmement « évolués »..., de ces Africains. Refus absolu, il ne nous recevra pas ! Bon. Alors, nous nous interrogeons sur le pourquoi de ça. Il y a quelques mois un certain..., il y a quelques semaines, un certain nombre de..., d'entre nous, des juristes avertis, ou des gens qui ont participé à toutes les commissions immigration ou autre, françaises, avaient rédigé un papier, qui est paru du reste dans Le Monde, demandant qu'on remette à plat la politique de l'immigration, et attirant l'attention sur un certain nombre d'irrégularités dans ce qui se passe. Bon. Il ne s'est rien passé...
F. Carbonne : Amiral Sanguinetti, la question de fond, en fait, elle est à la fois très simple et très compliquée, c'est... Est-ce qu'on peut à la fois lutter contre l'émigration clandestine, et euh..., régulariser des situations individuelles qui sont « choquantes », ce sont vos mots et c'est des termes que, que, que reprennent pas mal de gens. Est-ce qu'on peut à la fois faire une lutte contre l'émigration clandestine et régulariser des cas individuels ?
Amiral Sanguinetti : Et bien, dans le..., l'appel au gouvernement que nous avions fait il y a quelques semaines, nous rappelons qu'effectivement, il faudrait, il serait temps, de lutter contre l'émigration clandestine, qui n'est pas due à des initiatives de quelques Africains, mais qui est due à un solide rappel qui est fait en Afrique, hein..., par des émissaires français pour venir les faire travailler à moindre frais, sans sécurité sociale, ni rien, dans des ateliers clandestins, en France... et à Paris... Alors, nous avons constaté qu'effectivement, on commence à parler (depuis hier, hum...) de poursuivre ces gens qui les font venir.
F. Carbonne : Ça doit vous faire plaisir, justement, la décision d'hier...
Amiral Sanguinetti : Oui..., oui mais... Oui, mais ça ne résoud pas la question principale pour nous actuellement, qui est qu'ils en sont au 34ème jour de grève et que par conséquent leur vie est en danger à partir de maintenant, dans cette semaine, et que nous ne voudrions pas que la France se comporte comme a pu se comporter Thatcher en Irlande, ou les Turcs dans les dernières semaines.
F. Carbonne : Vous qui les voyez régulièrement, ils sont déterminés à aller jusqu'au bout ?
Amiral Sanguinetti : Ah, ils sont déterminés à aller jusqu'au bout ! Ils sont sûrs de leur bon droit, ils sont déterminés à aller jusqu'au bout. Il y a aussi un autre élément dont on ne parle jamais, hum... Moi j'en parle parce que je suis militaire. Mais enfin..., ils ont quand même, si vous voulez, des droits. Et nous avons des devoirs. Depuis que ces gens ont été intégrés dans l'empire français, nous les avons mélés à toutes nos guerres, hum... Ils étaient déjà à la guerre de Crimée, en 1854. Ils ont été à la guerre du Mexique. On en a fait venir un million pour faire la guerre de 14-18. Et dans la guerre de 39-45..., bon, ça je me souviens...hum, ce sont quand même une majorité d'Africains, qui ont débarqué, dans le sud comme dans le nord, hum... qui ont pris Toulon et Marseille sans les détruire..., qui après ça ont continué jusqu'en Allemagne..., jusqu'au bout..., alors que les français n'étaient pas moblisés, eux l'étaient, hum... et il y a..., on rappelle quand même volontier que le Maréchal Delâtre (à l'époque, qui était général) avait écrit des lettres à Dietel, ministre de la guerre, et à Charles de Gaulle, chef du gouvernement provisoire, pour dire que cette situation semait un trouble certain, parmi tous ces indigènes, qui considéraient que la métropole les sacrifiait, à sa libération, sans toucher les Français.
F. Carbonne : Amiral Sanguinetti, une dernière réponse, compliquée..., je vous demanderai une réponse brève...
Amiral Sanguinetti : Oui...
F. Carbonne : ... est-ce que vous avez l'impression, vous travaillez depuis quatre mois là-dessus..., qu'aujourd'hui en France, il peut y avoir un débat rationnel sur l'émigration ?
Amiral Sanguinetti : Il DEVRAIT y avoir un débat rationnel sur l'émigration, si l'on cessait de faire de l'électoralisme, en fonction de certaines tendances malsaines de l'opinion publique.
F. Carbonne : Merci Amiral Sanguinetti, d'être venu en parler avec nous aujourd'hui.