PAR MONIQUE CHEMILLIER-GENDREAU * | [débat] |
Le Président de la République interrogé à propos des émigrés sans papiers lors de son entretien télévisé du 14 juillet, s'est dit « aussi sensible que quiconque » à la vue de « familles complètement en désarroi ». Cependant il fait la sourde oreille au mouvement qui gronde peu à peu alimenté par l'indignation et la honte qu'inspire la politique française à l'égard des étrangers. Ce mouvement regroupe tous les émigrés concernés qui se décident à surmonter leur peur et à sortir de l'ombre. Il s'étend aux militants associatifs et ne laisse pas indifférente semble-t-il une partie de l'opinion publique, celle qui refuse l'incroyable amalgame entre immigration et terrorisme.
Les Africains d'abord chassés de Saint-Ambroise et aujourd'hui accueillis à l'Église Saint-Bernard (18e arrondissement) se sont appuyés sur des « médiateurs » chargés de faire savoir au gouvernement la justesse de leurs demandes et le caractère inacceptable du sort qui leur est fait dans notre pays. Une sinistre comédie s'est alors déroulée pendant plusieurs mois dont le premier acte a consisté à faire un tri des dossiers, le second à en rouvrir 206 sur 248 donnant un fol espoir aux familles dont les cas étaient étudiés à nouveau, puis un dénouement brutal est intervenu créant 184 laissés pour compte derrière une petite poignée de gagnants (22). Le collège des médiateurs mené en bateau pendant plusieurs semaines a su mercredi 26 juin à midi qu'il n'y avait rien de mieux à attendre du gouvernement mais n'a pas accepté de considérer sa mission comme achevée. Comment le serait-elle alors que bien des régularisations ont été refusées dans des cas en tous points similaires à d'autres pour lesquels elles étaient accordées? Le bilan technique des dossiers laisse transparaître clairement l'arbitraire qui a présidé aux décisions récentes. De manière générale comment se satisfaire d'une réglementation et d'une pratique qui bafouent ouvertement les droits humains (droit de vivre en famille, de faire le mariage de son choix, d'achever ses études, etc.)? Les médiateurs appellent à des assises nationales de l'immigration qui auront lieu à l'automne et s'emploient dès à présent à les organiser afin de mettre à plat la situation des étrangers dans tous ses aspects et à trouver les voies d'une nouvelle politique dans ce domaine.
Mais pour les quelques dizaines d'Africains courageusement engagés dans l'action et pour certains dans le désespoir d'une grève de la faim, l'urgence est là et dès le 2 juillet les médiateurs ont déposé une demande d'audience auprès du Président de la République. Cette audience n¹a pas été accordée et les Français n'ont pour entrevoir les intentions du Chef de l'État que l'annonce faite à d'autres qu'aux médiateurs que les dossiers seraient encore examinés et les quelques phrases prononcées le 14 juillet.
Parlant des candidats éventuels à l'émigration clandestine, Jacques Chirac a dit vouloir leur donner « un signal fort ». Mais il n'a rien dit de celui qu'il serait nécessaire d'envoyer en direction des employeurs de ces émigrés. Silence bien explicable car la réduction de l'émigration clandestine que le Président dit souhaiter est totalement à rebours des tendances du système économique que son gouvernement encourage et qui se nourrit de ce volant de main d'oeuvre corvéable, véritable clef de la « flexibilité » des entreprises. Où sont les brigades de contrôleurs qui châtieraient les rabatteurs et passeurs clandestins sans lesquels le flux n'aurait pas lieu ? Le vrai signal fort à l'extérieur pour un pays qui voudrait stopper l'entrée des travailleurs serait là. Or la France n'en prend pas les moyens car elle ne le veut pas. Quelques boucs émissaires pour satisfaire la clientèle extrême de sa droite déguisent à peine un phénomène secrètement encouragé au profit de patrons sans scrupules. Toute l'économie européenne est équilibrée là-dessus et la France au lieu d¹entraîner les autres États de l'Union vers un changement dans ce domaine persiste dans un système où l'homme est au service de l'économie et non l'inverse. Le bon signal serait dans la régularisation de tous ces sans papiers que l'on a encouragés à venir, que l'on utilise hypocritement, que l'on menace d'expulsion pour mieux les tenir à merci. Seule cette régularisation tarirait les filières clandestines car elle assécherait l'avantage d'une main d'oeuvre flexible et libre de charges sociales.
Mais il est un autre aspect de ce problème qu'il faut mettre sous les yeux des Français. À suivre docilement les mots d'ordre sur l'« immigration zéro » où nous trouverons-nous dans dix ans ? Dans une France recroquevillée sur elle-même, ayant perdu ce qui depuis des siècles à travers heurs et malheurs, pour le pire mais aussi pour le meilleur, a fait son champ d'action extérieur, favorisé ses exportations, son rayonnement international, l'extension et le maintien de sa langue comme langue internationale. Où seront les interlocuteurs francophones pour nos exportateurs, les chercheurs, enseignants et doctorants étrangers enrichissant notre propre patrimoine, ceux qui repartis chez eux restent en connivence avec nous parce qu¹ils ont fait leurs études dans nos universités? Le flot sera tari de tous ces gens heureux de parler français parce qu'ils ont séjourné fût-ce durement, dans notre pays. Et nos compatriotes si satisfaits de savourer leur idiome dans la bouche des autres à l'occasion de leurs périples touristiques, s'apercevront alors mais trop tard de ce qu'ils ont perdu parce que leur gouvernement a oublié qu¹il n¹y a pas de grandeur sans ouverture et générosité.
Pour le moment, et là est le plus grave, il apparaît que le gouvernement qui en a seul le pouvoir, tarde à interrompre le vertige du désespoir dans lequel sont entraînés les grévistes de la faim et leur entourage par les mesures attendues qui résonneraient comme des signes de reconnaissance de leur existence, de leur dignité et de leur lien si respectable avec la France.